Dossier : Contre l’austérité, (…)

Dossier : Contre l’austérité, luttes syndicales et populaires

À quand la loi matraque ?

Martin Petitclerc, Martin Robert

De nombreuses grèves se tiendront dans le secteur public dans la semaine du 26 octobre. Pour l’occasion, nous rendons accessible un article de notre dossier en kiosque. Bonne lecture et bonne grève aux syndiqué.e.s du secteur public !

Il y a 50 ans, l’Assemblée nationale accordait le droit de grève aux travailleuses et travailleurs du secteur public. « Cinquante années de perturbations sociales et de prises des citoyens pour otages, à chaque ronde de négociation », résumait le chroniqueur de droite fatigué Jean-Jacques Samson dans un texte récent du Journal de Montréal.

Plutôt 50 années de répression d’un droit reconnu démocratiquement par l’Assemblée nationale. En effet, depuis 1965, 39 lois spéciales ont été adoptées au Québec, dont seulement 8 pour mettre fin à des grèves déclenchées illégalement. Chacune de ces lois ordonnait le retour au travail par des dispositions pénales d’une très grande sévérité. Si ces lois n’ont pas épargné le secteur privé, elles ont visé principalement les travailleurs·euses du secteur public.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Rappelons d’abord que la grève n’était pas illégale dans les services publics avant la Deuxième Guerre mondiale. C’est en 1944 qu’on balise le droit à la syndicalisation pour l’ensemble des travailleurs·euses en interdisant la grève dans les services publics en échange d’un mécanisme d’arbitrage des conflits. Mais l’arbitraire remplace l’arbitrage, ce qui déclenche plusieurs grèves illégales, dont celle des infirmières de l’Hôpital Sainte-Justine en 1963.

Dans ce contexte, l’Assemblée nationale en vient à reconnaître, un an après l’adoption du nouveau Code du travail en 1964, le droit de grève aux travailleurs·euses du secteur public. Ainsi, l’Assemblée nationale, tout en encadrant strictement le droit de grève dans les secteurs publics et privés, reconnaît l’exercice de celui-ci comme une pratique légitime de contestation nécessaire à la vitalité d’une société démocratique. D’ailleurs, en plus de lutter pour de meilleures conditions de travail, le mouvement syndical a depuis constamment milité pour un élargissement des droits sociaux et un meilleur investissement dans les services publics.

La grève générale du front commun de 1972 reste marquée dans la mémoire syndicale au Québec. Après une dizaine de jours de grève, le gouvernement libéral fait adopter la loi 19, une loi matraque menaçant les syndicats d’amendes pouvant atteindre plusieurs dizaines de milliers de dollars par jour de grève. La loi atteint son but, suscitant de graves tensions à l’intérieur du mouvement syndical et mettant un terme à la grève. Cependant, l’emprisonnement des dirigeants et de plusieurs dizaines de représentants des centrales syndicales, accusés de ne pas avoir respecté les injonctions des tribunaux, engendre une vague de grèves illégales de solidarité qui secouent le Québec pendant plus d’une semaine.

L’exceptionnalisme… permanent

Mais c’est plus précisément au début des années 1980, alors que se diffuse le projet néolibéral, que la loi spéciale devient l’instrument privilégié pour réprimer le mouvement syndical au Québec. La loi 111, adoptée en 1983, la loi matraque la plus répressive de l’histoire québécoise, est emblématique de ce tournant. Elle vise à mettre fin à une grève illégale d’environ trois semaines des enseignant·e·s. Ces derniers contestent alors la politique néolibérale du gouvernement péquiste qui vient de décréter les conditions de travail de ses 300 000 employé·e·s, d’imposer d’importantes compressions salariales, de suspendre le droit de grève pour trois ans, de modifier les régimes de retraite, de renforcer considérablement les normes de services essentiels, etc.

Certaines dispositions pénales de la loi 111, comme les amendes pour chaque jour de grève et la suspension du prélèvement de la cotisation syndicale, existaient déjà dans des lois antérieures. Mais elle ajoute de nouvelles sanctions extraordinaires qui visent les individus : double perte de salaire et perte d’années d’ancienneté pour chaque jour de grève. Au Conseil des ministres péquistes, l’objectif de ces nouvelles mesures est clairement formulé  : il faut s’en prendre individuellement aux membres afin de les forcer à se désolidariser du mouvement de grève.

Une telle loi matraque n’a aucun équivalent ailleurs au Canada. Or, le gouvernement libéral, élu en 1986, s’en inspire fortement pour faire adopter la loi 160 sur les services essentiels dans le réseau de la santé, une loi spéciale toujours en vigueur aujourd’hui. Cette loi exemplifie bien « l’exceptionnalisme permanent » qui règne – peu importe le gouvernement au pouvoir – en matière de droit de grève au Québec. Elle est appliquée en 1989 et en 1999 lors de grèves d’employé·e·s d’hôpitaux et d’infirmières. Néanmoins, la sanction des pertes d’ancienneté, d’une cruelle sévérité, se heurte à d’importantes résistances dans le réseau de la santé après la grève de 1989. Si bien que le gouvernement libéral doit l’annuler en 1991. Par la suite, les gouver­nements successifs menaceront régulièrement d’y avoir recours, mais n’oseront plus l’appliquer.

Ce recul gouvernemental montre qu’une résistance aux lois spéciales, malgré leur grande sévérité, est possible. Outre cette lutte contre les peines d’ancienneté, les syndicats qui ont désobéi à une loi matraque, comme la fédération des infirmières (FIQ) et celle des affaires sociales (FSSS–CSN), ont réussi à s’organiser pour contrer en bonne partie les effets des lourdes amendes individuelles et de la suspension du prélèvement obligatoire de la cotisation syndicale. L’histoire montre qu’on peut survivre, malgré les énormes défis qu’elle pose, à l’application de la loi spéciale.

Alors que les négociations entre le mouvement syndical et le gouvernement libéral « austéritaire » n’ont pas encore débuté, on se demande déjà : à quand la loi matraque ? Dans cette perspective, un retour sur la loi 142 adoptée en 2005 pour mettre fin aux moyens de pression et imposer de nouvelles conventions collectives dans le secteur public peut être instructif pour le mouvement syndical.

« La loi 142 : je m’en souviendrai »

En 2003, après deux décennies d’une politique agressive de répression du mouvement syndical et de réduction des dépenses publiques, le mouvement syndical se regroupe au sein d’un (fragile) front commun pour négocier un rattrapage salarial et un réinvestissement dans les services publics. Durant 18 mois, celui-ci tente de négocier avec le gouvernement de Jean Charest qui refuse de remettre en question son « cadre budgétaire » qui prévoit des baisses d’impôt massives.

Devant ce refus de négocier, le mouvement syndical déclenche trois vagues de grèves locales d’une journée en respectant scrupuleusement le Code du travail et les quelque 700 ordonnances du Conseil des services essentiels. Il espère, par cette grève très prudente, éviter l’adoption d’une énième loi matraque. Même le très pointilleux Conseil des services essen­tiels affirme alors que tout se déroule bien sur les lieux de travail, y compris dans le réseau de la santé où la grève se limite souvent, pour les employé·e·s concernés, à quelques dizaines de minutes de piquetage par jour, effectué à tour de rôle.

Et pourtant… le 15 décembre 2005, par une manœuvre politique inusitée, le gouvernement libéral ajourne la session parlementaire en cours et convoque l’Assemblée nationale en séance extraordinaire pour faire adopter le projet de loi 142. En plus de suspendre le droit de grève et d’imposer toutes les sanctions prévues dans la loi 160 (à l’exception des pertes d’ancienneté), cette loi décrète les conditions de travail d’une bonne partie des 500 000 salarié·e·s du secteur public jusqu’en 2010, dont un gel salarial pour les deux premières années.

Surpris par la loi et mal préparé pour la contester, le mouvement syndical n’arrive pas à mobiliser ses membres. L’opposition à la loi spéciale n’ira pas au-delà des déclarations-chocs et de la contestation judiciaire. Malgré les preuves évidentes de la mauvaise foi du gouvernement, cette contestation sera rejetée par la Cour supérieure en 2013…

Pour le gouvernement Charest, les demandes syndicales de 3,25 milliards de dollars auraient mis en péril les finances publiques. Philippe Couillard, ministre de la Santé en 2005, déclare alors que l’adoption de la loi spéciale signifie que le gouvernement libéral a « fait le choix des services auxquels le public a droit ». Quelques mois plus tard, le gouvernement libéral accordait une augmentation de salaire de près de 2 milliards de dollars aux 10 000 médecins spécialistes, défendus vigoureusement par leur fédération dirigée… par Gaétan Barrette.

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