Économie
Des comptes et des contes
Les rapports annuels de Barrick Gold racontent-ils les mêmes choses qu’Alain Deneault et son équipe dans Noir Canada ? Alors qu’on parle d’« efficience des marchés », qu’on prétend ainsi que les investisseurs possèdent l’information complète, que savent ceux-ci de ce qu’on raconte hors des informations fournies par l’entreprise ? Et quel effet ce savoir alternatif a-t-il sur leur désir d’acheter les actions de l’entreprise ?
Barrick n’a pas sévi qu’en Afrique. Elle a réparti ses méfaits sur l’ensemble de la planète. Sur la frontière du Chili et de l’Argentine, les opérations de l’entreprise menaçaient l’approvisionnement en eau potable d’une vallée où vivent près de 70 000 habitantEs et imposaient le déplacement (je n’ai pas bien compris comment on pouvait faire ça) d’un glacier. Les sœurs de Sainte-Anne, actionnaires de cette belle entreprise, fleuron de l’économie canadienne, ont donc décidé, en 2003, de faire une proposition à l’assemblée générale des actionnaires sur ces questions. Elles ont dû la retirer. Après bien des péripéties et quelques années, une résolution du même genre fut finalement présentée. Comment les sœurs de Sainte-Anne peuvent-elles investir dans des entreprises de ce genre ? Ce n’est pas tout à fait ce qu’on appelle « un investissement éthique ». Mais elles ne sont pas seules. Il semble que nous soyons toutEs coupables, car nous avons toutEs investi dans Barrick Gold via… la Caisse de dépôt, actionnaire de cette entreprise. Qui plus est, ses représentantes ont voté contre la résolution quand elle est arrivée sur la table, arguant que les rapports environnementaux de l’entreprise étaient suffisamment de qualité pour la Caisse et que de toute façon, les gouvernements argentins et chiliens avaient la responsabilité des questions sociales dans cette partie du monde. Bref, nos représentantEs s’en sont lavé les mains.
Des histoires et du « human interest »
Certaines caractéristiques des rapports sociaux et environnementaux préparés par Barrick au cours des années sautent aux yeux. Ces textes sont constitués de plusieurs petits récits : là on a donné des bourses à des enfants ; là on soutient un étudiant tanzanien dans une université renommée du Canada ; ailleurs on a construit une école primaire. Évidemment, on ne donne pas de chiffres, mais plusieurs fois on cite des individus, bénéficiaires des largesses de l’entreprise, et on nous montre comment ces oboles ont changé leur vie. On y trouve aussi des pétitions de principes très vagues qui ont peu de liens avec les pratiques de l’entreprise. Bref, les rapports sociaux et environnementaux de la firme correspondent exactement à ce qu’il est maintenant convenu d’appeler le « storytelling » – selon le titre de l’ouvrage de Christian Salmon. Ces rapports ne sont pas là pour informer, mais bien pour rassurer le lecteur en évitant le style « rapport » et en lui racontant les choses comme les histoires de son enfance. La firme, véritable héros de toutes ces histoires, réussit à créer de la valeur pour les actionnaires tout en faisant du bien autour d’elle. « À l’intérieur d’une marque, il y avait des histoires, et c’était de sales histoires », écrit Christian Salmon à propos de Nike : « La seule urgence, pour les effacer et sauver les marques, c’était donc d’inventer des histoires édifiantes » (storytelling). De ces histoires, Barrick nous en présente plusieurs dans ses rapports annuels. Et pour cacher les autres, l’entreprise utilise les poursuites-bâillons ou la corruption de politiciennNEs.
Les assassinats, les expropriations violentes, les procédés dangereux, la contamination des nappes d’eau, les maladies industrielles, tout cela n’a pas sa place dans l’univers merveilleux du conte. Ce sont là des œuvres de méchants et Barrick fait partie des bons, puisqu’elle gagne et que toutes les actionnaires ont des tonnes de dividendes ou de gains en capital. Nous sommes donc confrontées à deux univers : un univers fantasmatique des textes de Barrick, acceptés par la Caisse de dépôt et reproduits sur des sites du gouvernement du Canada ; et un portrait dressé par des empêcheurs de conter en rond, qui racontent la réalité sur le terrain et qui entendent bien ne pas s’en faire conter. Pour paraphraser Barbara : « La réalité est entrée, j’ai demandé qu’elle sorte. » Ce pourrait être le slogan de Barrick. On a demandé à la cour de la faire sortir. Réussiront-ils ?
On peut faire des choses
Évidemment, on peut soutenir Écosociété et les auteurs de ce livre vraiment nécessaire. Comme citoyenNEs, nous pourrions aussi demander des comptes aux institutions qui nous appartiennent. L’attitude de la Caisse de dépôt est inacceptable et, en tant qu’actionnaire, elle pourrait faire des pressions pour que les poursuites contre Écosociété soient abandonnées. Nous pourrions aussi tenter de sensibiliser ceux et celles qui, pensant faire de l’investissement éthique, financent des horreurs sans nom. En définitive, la Caisse devrait carrément retirer nos fonds de ce genre d’entreprises aux pratiques plus que douteuses, tout comme les sœurs de Sainte-Anne.