Pensée politique de gauche
La pensée politique de gauche
Une entrevue avec François Cyr
François Cyr, est avocat et professeur de politique. Militant syndical et de la gauche politique québécoise depuis nombre d’années, il fut l’un des fondateurs et animateurs du Rassemblement pour l’alternative progressiste puis de l’Union des forces progressistes. Il est mainteant membre du Comité de coordination national de Québec solidaire à titre de responsable aux orientations. À bâbord ! s’est entretenu avec lui sur la vision et la pensée politique du nouveau parti de gauche sur la scène politique québécoise. Il s’exprime ici à titre personnel.
ÀB ! – Avec la création de Québec solidaire, on sent un rapprochement entre un parti politique et les mouvements sociaux. Quelle est la nature des relations actuellement entre ces deux entités ?
F.C. – Depuis une dizaine d’années, on n’a pas épuisé le débat, mais on a beaucoup fouillé le rapport « mouvements sociaux – parti » et on a réglé un certain nombre de choses. D’abord la reconnaissance fondamentale du principe de l’autonomie des mouvements sociaux et du caractère différent de l’activité d’un parti politique. L’un n’est pas le répondant de l’autre, l’un n’est pas le vase communicant de l’autre, mais il y a toute une série de liens assez complexes, très riches, qui peuvent aller de la critique de l’un à l’autre jusqu’à une chaleureuse proximité ! Il y a comme une entente implicite où l’on peut se critiquer mutuellement, mais dans le respect de nos identités respectives. Je ne dis pas que la question est réglée, elle ne le sera sans doute jamais, mais nous avons progressé. Là où doit porter maintenant la réflexion, c’est sur le genre de parti que nous voulons, son programme, la construction de notre démocratie participative, incluant notre formule originale et collective de leadership.
ÀB ! – Justement, comment faire pour que QS qui veut faire de la politique autrement soit un parti différent ? Comment faire pour qu’il évite les écueils des partis traditionnels ?
F.C. – Personnellement, je suis souvent tiraillé entre deux visions des choses – celle du professeur de politique et celle du militant en moi. Le professeur de politique est plutôt realpolitic, peut-être même un peu pessimiste sur ce que représente l’aventure d’un parti politique. L’un des premiers auteurs à avoir élaboré une théorie des partis politiques, Roberto Mitchell, de triste mémoire, a terminé son étude en disant qu’il y avait comme une loi d’airain, implacable, menant à la reproduction des élites à la direction d’un parti. C’est comme s’il y avait une malédiction : plus les partis s’approchent du pouvoir, plus ils s’éloignent de leur programme ! Les générations militantes qui l’ont initialement rêvé sont sacrifiées, tassées au profit des technocrates, des gestionnaires, des professionnels, bref au profit des gens tristement sérieux, etc. Je ne dis pas que j’adhère à cette approche, mais il faut admettre, en observant les partis politiques, qu’il y a une tendance lourde dans cette direction-là. Cependant, celle-ci n’est pas inéluctable, et là c’est plutôt le militant qui parle ! Mais n’oublions jamais qu’ un parti politique, ça reste une machine à prendre le pouvoir et à garder le pouvoir et qu’au nom de cette finalité, il peut se passer beaucoup de choses. Un jour ou l’autre peut-être céderons-nous à ce triste conformisme ambiant sur la façon de faire la politique, mais j’adore notre actuelle volonté d’innover.
Comment faire alors pour éviter qu’un parti de gauche s’éloigne de son programme lorsqu’il approche du pouvoir et qu’une élite dirigeante kidnappe la direction au détriment des militantes, que la nécessaire petite cuisine politique prenne le dessus sur une pensée globale et que les rêves initiaux soient fondamentalement émoussés ? Il n’y a pas de recette, pas de manuel où c’est écrit : « Voici le contre-poison contre le bureaucratisme au sein d’un parti ». Il n’y a pas de recette, mais il y a quatre éléments que je soumets à la réflexion des militantes qui veulent bien travailler autour de cette question. Tout d’abord, il faut qu’il y ait une solide éducation politique dans nos rangs, qu’il y ait le moins d’écart possible dans la formation politique de la base au sommet. Et par formation politique, j’entend autre chose que l’art d’organiser une levée de fonds ou une épluchette de blé d’Inde, même si ces activités sont essentielles. Ensuite, il faut comprendre que ce qui dynamise un parti politique au pouvoir ou dans sa lutte pour la conquête du pouvoir, c’est la qualité et la richesse de cette tension avec les mouvements sociaux progressistes, ceux qui changent la « vraie vie », ceux qui veulent changer les paradigmes entre les êtres humains et leur environnement, les relations entre les hommes et les femmes, entre les peuples, entre le capital et le travail, avec ceux qui veulent en finir avec l’ordre constitutionnel canadien et qui rêvent encore, et j’en suis, de la souveraineté du Québec. Il faut que le parti accepte à la fois d’être critiqué, redéfini par les mouvements sociaux, mais en même temps, il faut que les mouvements sociaux apprennent qu’il y a une nécessaire division du travail avec un parti politique. Et ce n’est pas vrai que le programme d’un parti politique est strictement la répétition des meilleures revendications des mouvements sociaux. Il faut que le parti assume son propre travail programmatique, son propre effort de synthèse qui va au-delà de la simple addition des revendications. Cette synthèse implique des choix soigneusement documentés, calibrés et, pourquoi pas, chiffrés.
Le troisième élément : la transparence dans les processus décisionnels. Un parti, c’est une organisation et une organisation a parfois tendance à refermer vite les portes tout en oubliant d’ouvrir les fenêtres... Il ne faut pas avoir peur de débattre, quelquefois sur la place publique, au grand air. On a fait beaucoup de travail et de chemin là-dessus. La gauche a considérablement maturé depuis 6 ou 7 ans. Pourquoi bouder notre plaisir ? Prenons acte et maintenons cette ouverture, cette transparence. Pas pour la petite cuisine politique qui implique souvent une certaine discrétion. Mais nos grandes interrogations peuvent être publiques tant qu’on n’a pas tranché la question en instance. Quatrièmement, il faut accepter le pluralisme dans nos rangs comme l’expression de la diversité sociale et celle de notre famille politique : le camp de la gauche.La gauche n’est pas un clan mais une belle tribu qui doit sans cesse travailler à se fédérer. Maintenir et élargir l’unité, c’est une lutte de tous les jours et il faut que tout le monde sente qu’il y a de la place autour de la table. La gauche ? C’est une grande auberge espagnole accueillante, ou ça sent bon lorsqu’on y entre. Admettons qu’il est tout à fait normal d’avoir des approches différentes sur des réalités tactiques, sur des rythmes, sur la façon de faire ou de dire les choses. C’est dans la nature même du débat politique. Mais, en même temps, nous sommes une « machine à prendre le pouvoir et à le garder ». À la fois un instrument de combat, donc avec tout ce que ça implique de discipline, de rigueur, de cohésion, mais en même temps, un lieu de réflexion et de débat. C’est contradictoire cette réalité-là et il faut prendre acte de cette contradiction et la gérer soigneusement. On sent que les élections approchent, tout naturellement, on va resserrer les rangs et faire front, solidairement, derrière nos candidates et nos candidats, derrière nos porte-parole. J’ai confiance comme jamais dans nos capacités.
ÀB ! – Est-ce qu’on est capable au Québec de concevoir le pouvoir en fonction d’une équipe et non d’un individu qui arriverait comme un sauveur ?
F.C. – Au Québec, malheureusement, on a encore des réflexes frileux de minorité, pour des raisons historiques qu’on connaît bien. C’est fatigant cette recherche d’un sauveur, cette nostalgie d’un Bouchard, forte image d’un père fouettard conservateur qui met de l’ordre dans la maison, dans les finances publiques... Je déteste viscéralement notre vieux fonds duplessiste qui ressurgit ça et là en période de défaite et de recul. Outre ce trait sans doute culturel, il y a également cette dimension spectacle où, finalement, le parti devient même la propriété de quelques vedettes. La caricature en est l’ADQ–Équipe Mario Dumont... Inscrire le nom d’un individu dans la dénomination d’un parti : faut le faire ! Même Duplessis n’aurait pas osé ! On est en partie aliéné par cette vision de la politique qui est l’affaire d’un petit nombre de personnes qui soi-disant ont du charisme, des capacités, etc. Le caractère collectif du pouvoir décisionnel c’est intrinsèquement une valeur de la gauche, ancrée très profondément dans notre histoire. Le culte du chef, c’est une valeur de droite, voire d’extrême-droite. Il ne faut pas l’oublier même si les staliniens l’ont horriblement trahie. Fonctionner collectivement comme direction, c’est en quelque sorte un retour aux sources. Un vieil air nous rappelle qu’il n’y a pas de sauveur suprême...
ÀB ! – Quel est le principal défi pour que Québec solidaire soit considéré comme un acteur politique majeur au Québec ?
F.C. – À court terme d’ici les prochaines élections, notre premier défi est d’essayer de penser comme un parti politique et d’agir en conséquence... Lors de notre premier Conseil national, nous avons fait un grand pas en avant à ce chapitre en adoptant une proposition orientant le contenu de notre réflexion autour d’une notion de programme de gouvernement, une sorte de programme d’urgence mais qui prépare de façon transitoire le terrain à des changements structurels. Une bonne partie de nos réflexes de la gauche politique sont des réflexes soit de groupe de pression idéologique, soit de militantes de mouvements sociaux. Penser comme un parti politique, c’est avoir pour objectif de prendre le pouvoir et de le garder. Ça peut sembler baveux de dire ça à une phase si jeune encore de notre développement, mais c’est bien de cela qu’il s’agit : prendre le pouvoir pour mettre en œuvre notre programme. Ça veut dire qu’il faut maintenir le caractère critique de notre discours : un parti politique, ça naît dans la diversité, ça critique l’ordre existant. Si l’on fait tant d’efforts, c’est parce qu’on pense avoir quelque chose de différent à offrir, une alternative à la vision néolibérale dominante. Après, le vrai test de Québec solidaire, le test ultime, sera l’accès au pouvoir et notre capacité de mettre en œuvre des réformes, d’appliquer notre programme. C’est le test pour tous les partis politiques. Ce sera également notre cas.
AB ! – Tout parti politique met de l’avant un axe prioritaire qui souvent le définit idéologiquement. Pour Québec solidaire, quel est cet axe et quels sont les changements politiques qu’il sous-tend ?
F.C. – C’est une question que je me pose souvent et j’ai hâte qu’on en parle dans une commission politique, dans un congrès ou dans un conseil national. Je pense très personnellement qu’au Québec ça doit commencer par le contrôle voire la propriété publique des ressources naturelles et par un véritable contrôle écologique mais efficace sur notre avenir, notre destin énergétique. J’imagine mal un changement important au Québec si dans notre nouvelle Constitution nationale n’est pas inscrite l’appropriation publique des ressources, et particulièrement l’eau. Si on regarde sur quelle base se restructure la gauche en Amérique latine, c’est autour de la propriété et du contrôle collectif des ressources, qu’importe la forme. Il faut renouer avec notre histoire autour de la nationalisation de l’électricité et faire un grand débat public sur la question suivante : à qui appartiennent ces ressources, au profit de qui vont-elles être exploitées et comment vont-elles être exploitées ?
À mon avis, ce sera notre premier grand chantier. Le second chantier, c’est sur la santé, grande préoccupation publique. Comment sera-t-il possible, sur le plan de la santé, de contrôler les coûts des différents intrants du secteur de la santé sans poser certaines questions de fond sur le contrôle des multinationales de la pilule...
ÀB ! – Lors de son congrès de fondation, Québec solidaire s’est déclaré souverainiste. À ce sujet, quelle est la nature des relations entre QS et le PQ ?
F.C. – Pour le PQ, on est sûrement un aiguillon. Ne serait-ce par le nombre de membres qui quittent leurs rangs pour rejoindre les nôtres. Pour ce qui est du vote nuisible que nous représentons pour lui, le PQ n’a qu’à s’en prendre à lui-même. Pendant quatre mandats, il n’a pas eu le courage, malgré ses promesses, de modifier le mode de scrutin actuel pour y intégrer plus de représentation proportionnelle. Personne ne peut plaider sa propre turpitude. La main est tendue au PQ, mais Boisclair et son équipe manifestent obstinément une fin de non-recevoir.
Mais la question nationale sur le plan programmatique, ça reste décisif. Ma pire crainte, pour l’avenir de notre parti, c’est que s’instaure une division du travail implicite entre nous et le PQ. À nous le social, à eux le national. Je suis absolument en désaccord avec toute politique qui viserait à faire en sorte que le PQ conserve le leadership sur cette question.
ÀB ! – Mais le PQ, c’est l’hégémonie sur la Question nationale ?
F.C. – Oui, l’hégémonie... Quelle belle brochette ! Et c’était M. Bouchard. Mais maintenant, on voit ce que fait M. Bouchard. Et c’était M. Chevrette. Mais maintenant, on voit ce que fait M. Chevrette. Il défend les compagnies privées forestières. On pourrait passer une bonne partie de leur personnel politique en revue comme ça et voir ce qu’ils font aujourd’hui… La question nationale aussi, c’est la nature de la société dans laquelle on veut vivre. Ce n’est pas juste le territoire dans lequel on veut vivre et ce n’est pas juste la nature des institutions de cette société-là. Moi, ça ne m’intéresse pas un Québec souverain de Bouchard et Chevrette.
ÀB ! – Quelle sera la stratégie mise de l’avant par QS pour atteindre cet objectif de souveraineté du Québec ?
F.C. – Ce n’est pas juste un hochet « on est souverainiste le dimanche »… Il faut également penser à c’est quoi la stratégie et il faut avoir l’intelligence politique de ne pas entrer dans ce que j’appelle les « vieilles lunes » péquistes, i.e. les ornières péquistes : souveraineté – tiret – association ; association – tiret – souveraineté ; élection référendaire – pas élection référendaire… Toute cette histoire-là, laissons-la de côté et essayons de travailler avec l’acquis. L’acquis c’est près de 50 % de gens qui se sont prononcés plutôt en faveur en 1995 et je pense que la tendance lourde est encore là. C’est de prendre acte que le gouvernement du Canada a tenté par tous les moyens, y compris la corruption à grande échelle, de nous empêcher d’exercer notre droit à l’autodétermination. Ce gouvernement a adopté la Loi sur la clarté qui fait en sorte de nier l’exercice de notre droit à l’autodétermination. Il refuse d’entériner ce qui pourrait être une décision démocratique. Prenons acte de cela, mais prenons acte aussi qu’il y a encore des secteurs très importants de la population du Québec qui sont enclins à dire non ou sont extrêmement hésitants et prenons le temps nécessaire pour aller les chercher. Sortir, parler, convaincre… C’est ça l’idée qui était fondamentalement à la base de cette idée d’une Assemblée Constituante : faire à la puissance 10 ce qu’on avait fait dans les années soixante et qui s’appelait les États généraux.
AB ! – Comment la Commission politique de QS entend-elle présenter les choses à son Congrès national de novembre en vue des prochaines élections ?
F.C. – La Commission politique fait une proposition précise à nos membres qui dit ceci : « Envisageons ensemble un programme de gouvernement qui est réalisable à court terme, dans un cadre et provincial et néolibéral, avec la minuscule marge de manœuvre qui est la nôtre (minuscule, il faut l’utiliser à son maximum) tout en – et c’est le deuxième volet de la proposition – tout en ouvrant tous les chantiers possibles pour des changements plus en profondeur. » Des changements structurels. C’est ça l’orientation de la proposition de la Commission politique. Il y a l’idée d’urgence : « Étayons 25 propositions d’urgence à appliquer maintenant pour changer la vie, pour commencer à faire reculer la pauvreté, à démocratiser nos institutions, à empêcher des fous furieux de vendre des montagnes ! Faut le faire ! Le gars il vend des montagnes à ses chums pour qu’ils construisent des condos. Alors ce sont des mesures d’urgence. J’appelle ça des mesures de « salubrité publique ».
ÀB ! – Mais comment faire quand ils auront tout vendu ?
F.C. – Là-dessus, il faut leur dire très précisément que ce qu’ils font, nous allons le défaire. Donc une série de mesures d’urgence pour réparer les dégâts et essayer de nous redonner confiance en nous-mêmes. Ça c’est le premier volet. Puis, l’autre chantier plus en profondeur c’est, pour tous les éléments : économique, social, culturel, institutionnel, national, d’ouvrir le deuxième chantier c’est-à-dire celui des réformes en profondeur.
Oui, il y a une marge de manœuvre. Parce que dire le contraire, c’est capituler, c’est renoncer à la liberté. La liberté des humains d’influencer leur destin. C’est devenir des petits bouchons sur un océan déchaîné et cet océan s’appelle le marché. Car derrière ce déterminisme économique, il y a une espèce de refus de notre humanité première qui est absolument aliénant. C’est ça le néolibéralisme. C’est de ne voir en nous que des homo economicus, des consommateurs ou des outils de production. Ça, c’est leur business. Notre business à nous, c’est d’apprendre à devenir des êtres humains libres et solidaires...