France : lutte contre le Contrat première embauche
Bouffée de réel du printemps
par Alexandre et Daniel Constanzo
Le printemps aura donné lieu à un mouvement de révolte des étudiants et des lycéens, entre autres, contre le Contrat Première Embauche (CPE) destiné aux « jeunes » sans qualification, « ceux-là » en somme qui auront animé les émeutes de l’automne, provoquant la proclamation d’un état d’urgence – ce que l’on n’avait pas vu depuis la Guerre d’Algérie. Mais que signifiait exactement ce mouvement contre ce que le sens commun considérait comme un projet censé réduire le chômage et instituer la flexibilité dont les entreprises ont besoin ?
Pour y voir plus clair, il importe précisément d’interroger les évidences de ce « sens commun » et son contenu réel. À titre d’exemple, le 30 août 2005, la présidente du Mouvement des entreprises de France (MEDEF) déclarait à un quotidien : « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? » Mais quelle est cette « loi » ? Il faut bien entendre, loin de l’anecdote partisane, la portée de ces propos puisqu’ils fixent la notion de précarité comme indice d’un bouleversement qui ne porte pas uniquement sur les modes d’organisation du travail et de la société, mais engage fondamentalement une définition de l’homme. On peut le dire autrement avec Dominique de Villepin et ce principe sera validé par sa loi sur l’Égalité des chances instituant la « précarité » comme norme relationnelle et subjective dans le monde du travail. Ces propos, cette loi et ce contrat ne sont donc finalement rien d’autre que les symptômes d’une même logique prescrivant une manière de vivre, et c’est en somme contre cette manière de vivre que s’est affirmé ce mouvement afin d’en expérimenter une autre. En d’autres termes, ce mouvement ne disait qu’une seule et même chose : « Nous ne voulons pas être et nous ne sommes pas ces corps à la disposition du marché. » Cette affirmation est proprement inaudible et, de fait, elle est recouverte par autre chose si l’on en croit les experts, les législateurs, les syndicats et les médias dispensant la bonne parole : crise de l’Éducation, crise de l’Emploi, crise de ceci et de cela, et finalement refus du principe (marchand) de réalité. Mais cette crise est plutôt une crise sur ce qu’est la consistance de cette réalité et une crise de la démocratie parlementaire elle-même qui gouverne sans le peuple – crise s’accentuant depuis les dernières élections présidentielles, le Non à la Constitution européenne ou les émeutes de l’automne. Autrement dit, ce mouvement aura été une « bouffée de réel » où des lycéens notamment auront démontré au fil des semaines qu’ils pensent, qu’ils savent ce qu’ils veulent et ce qu’ils ne veulent pas et qu’il ne revient à personne de leur expliquer ce qu’ils doivent dire, faire ou penser.
Alors que s’est-il passé ce printemps ? Les gouvernants expliquent qu’ils ont mal expliqué ce qu’il fallait comprendre. La police a procédé à plusieurs milliers d’arrestations. Les syndicats ont joué leur rôle, s’approprier la colère et la parole en les structurant dans des cortèges et dans des mots pour ensuite les étouffer lors des négociations. Les médias se sont intéressés aux coulisses des ministères, au nombre de manifestants en distinguant les « bons » et les « mauvais » dans le spectacle des affrontements, autant de manières de ne pas aller entendre ce qui se disait et de ne pas voir ce qu’il se passait. Que s’est-il passé alors ? Et bien précisément, ces institutions et ces rouages symboliques et imaginaires se sont retrouvés littéralement dénudés face à un certain réel. Des lycéens, des étudiants, des gens issus de classes diverses se sont réapproprié ponctuellement la rue lors de manifestations sauvages, de jour comme de nuit. En se débarrassant de la peur et de l’infantilisation, ils ont occupé ou bloqué leur lycée, leur université, des voies de passage. Ils ont ici ou là expérimenté d’autres modes de circulation de la parole et des lieux, en assumant donc leur part de violence, soit-elle calme ou terrible. En somme, des gens se sont mis à penser et à lutter en exposant leur corps, leurs mots, pour imposer leurs points de vue, et c’est cela le réel de la politique. Ce « réel », c’est ce qui s’est expérimenté ; il n’en reste donc pas grand-chose puisqu’il s’agit de le vivre et de l’éprouver. C’est ce que formulent finalement deux étudiantes dans ce tract écrit après l’occupation de la Sorbonne : « Vers 1 h 00 du matin, nous avons pu nous déprendre définitivement des formes usées de la tribune, des prises de parole contrôlées. La discussion s’est enfin libérée, personne ne parlait pour personne, toute représentation était devenue impossible... Le vent tourne : c’est un Tout que nous refusons... Les dirigeants et les journaleux de tout bord l’ont bien perçu. Ils s’acharnent à séparer étudiants et vandales, casseurs et non-violents. Pourtant de l’intérieur, nous avons senti que cette distinction ne pouvait pas exister à ce moment-là. »
Ce qu’il reste donc, ce sont ces moments-là, où l’on pouvait sentir le vent tourner. Ce qu’il reste, c’est que durant quelques semaines le dispositif démocratico-parlementaire s’est dénudé, car c’était bien dans la rue que se jouait dans son effectivité la démocratie, là où des gens l’ont assumée. Ce qu’il reste donc, c’est cette petite « bouffée de réel » qui venait répondre à cette autre, les grandes émeutes de novembre, portant quelque chose comme un moment d’émancipation.