Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde

No 015 - été 2006

Immanuel Wallerstein

Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde

lu par Raymond Favreau

Raymond Favreau

Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, La Découverte, Paris, 2006.

Le capitalisme immanent

Si le titre de cet ouvrage peut sembler ambitieux, l’auteur y démontre l’efficacité de l’approche multidisciplinaire de l’analyse des systèmes-monde en résumant en 140 pages l’histoire du capitalisme et ses caractéristiques fondamentales. Les tenants de ce mode d’analyse [1] rejettent le cloisonnement des sciences sociales. Pour eux, la sociologie, l’histoire, la science économique, l’anthropologie, la science politique et la géographie forment un tout. L’auteur applique des concepts provenant de ces diverses disciplines pour expliquer l’histoire du capitalisme depuis la révolution industrielle.

Il soutient de façon convaincante que depuis son avènement, le système capitaliste n’a jamais vraiment eu de concurrent : il n’y a eu que des variantes, influencées par trois idéologies : conservatrice, libérale et radicale (ou anti-systémique). Le « socialisme réellement existant » n’était qu’une version du capitalisme. D’ailleurs Wallerstein et autres adeptes de l’analyse des systèmes-monde [2] définissent le capitalisme comme un système d’accumulation illimitée du capital. Ce qui distingue le capitalisme des systèmes-monde antérieurs n’est ni le marché ni le salariat, tous deux vieux de milliers d’années, mais plutôt cette course à l’accumulation et la division axiale du travail entre États. Dans les années 1870, la bourgeoisie européenne, animée surtout par l’idéologie conservatrice, fait face à la montée d’idéologies radicales. Pour les contrer, Bismarck initie alors l’État-providence. Au fil des décennies, des partis politiques se réclamant des trois idéologies gouvernent les pays industrialisés et appliquent à divers degrés ce compromis social. Les entreprises étatisées ou créées par des gouvernements socialistes ou communistes ne dénotent pas l’abandon du capitalisme, mais plutôt des variantes plus centralisées du capitalisme.

Éventuellement la chute des régimes communistes et la conversion des sociodémocrates à l’ultralibéralisme entraînent l’érosion de l’État-providence et la quasi-disparition de l’idéologie radicale, nous menant à la phase actuelle du système-monde. À l’Ouest, depuis les années 60, les marges de profits des entreprises du secteur privé n’avaient cessé de diminuer, à cause de la hausse des coûts de production (augmentation des salaires et du coût des intrants) et des augmentations des impôts corporatifs. Sur le plan idéologique, la révolution culturelle de 1968 remet en question non seulement le capitalisme mais aussi les idéologies radicales, lesquelles n’avaient pas mené à l’avènement d’un autre monde. L’establishment bourgeois enclenche la réaction : les firmes multinationales réduisent les coûts de production aux dépens des salariés et des programmes sociaux. Il force les pays du Sud à fournir des matières premières à prix réduits. L’accumulation reprend de plus bel et les écarts entre riches et pauvres – entre pays et entre classes sociales à l’intérieur de ces derniers – s’accentue rapidement.

Un chapitre est consacré au rôle essentiel de l’État pour permettre au capitalisme de fonctionner, voire d’exister (protection du droit de propriété, externalisation de coûts de production, financement et construction d’infrastructures, etc.). Ce n’est donc pas : sans capitalisme pas de démocratie comme le prétendent certains néolibéraux, mais plutôt : sans État pas de capitalisme. Ce n’est pas par hasard que les Bakounine et Marx partageaient une aversion à l’égard de l’État.

L’auteur note la contradiction [3] entre l’augmentation des profits et l’inéluctable diminution du pouvoir d’achat des salariées. Le capital, fort de la mondialisation affairiste, reporte le krach du système-monde capitaliste à plus tard au moyen des exportations, mais ce processus ne peut durer indéfiniment. Les signes d’épuisement de la stratégie globaliste commencent déjà à se manifester. Pour un éventuel dénouement démocratique et égalitaire de la crise systémique en laquelle le capitalisme se trouve déjà depuis 1968, Wallerstein mise sur les efforts des mouvements altermondialistes émanant des Forums sociaux mondiaux et régionaux. Mais il est d’avis que l’issue du conflit entre l’esprit de Davos et celui de Porto Alegre est incertaine. La montée de la violence et l’affaiblissement des droits civils (sous prétexte de la guerre au terrorisme) témoignent de l’incertitude et de la durée possible de la crise qui touche l’actuel système-monde. L’auteur souligne avec raison l’importance de comprendre ce qui se passe. Son ouvrage devrait largement contribuer à cette nécessaire compréhension.


[1Entre autres, en plus d’Immanuel Wallerstein : Samir Amin, André Gunder Frank, Janet Abu-Lughod, Chris Chase-Dunn, et Peter J. Taylor.

[2Voir Samir Amin, Accumulation on a World Scale : A Critique of the Theory of Underdevelopment, Monthly Review Press, 1974.

[3Wallerstein appelle cette contradiction une « asymptote ». C’est là le seul exemple de jargon qu’on trouve dans cet ouvrage. Malheureusement la définition qu’il en donne est trop sommaire. Une meilleure explication de ce terme se trouve dans David Nelson, éd., Dictionary of Mathematics, 3e éd., Penguin Books, 2003.

Thèmes de recherche Capitalisme et néolibéralisme, Livres
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