Analyse du discours
Anges ou démons ?
Les discours politiques et patronaux sur les chômeurs suspects de la COVID
Le 15 mars 2020, le gouvernement Legault tient son premier point de presse « pandémique ». Rapidement, des arcs-en-ciel apparaissent aux fenêtres et les travailleur.ses (trop souvent précaires) de la santé deviennent des anges, « nos anges ». Puis, le temps passe et la crise perdure. « Nos anges » tombent dans un oubli relatif et l’on est désormais plus préoccupé par les paresseux et les profiteurs de la crise, qui refuseraient de travailler pour recevoir la Prestation canadienne d’urgence (PCU), freinant ainsi la reprise économique et, pourquoi pas, le bien commun. Mais comment en est-on arrivé là ?
Le 25 mars dernier, le gouvernement fédéral annonce la création de la Prestation canadienne d’urgence (PCU). La mesure est accueillie avec soulagement par des millions de salarié.es et travailleur.ses autonomes, sans revenu du jour au lendemain du fait du coronavirus.
Pandémie mondiale oblige, on nous épargne les habituels laïus contre les programmes sociaux qui freinent l’économie et encouragent la paresse des chômeur.ses, quand ce n’est pas le vice. Cette réaction est, en temps normal, systématique à l’annonce d’une nouvelle mesure sociale : « Des politiciens et des patrons craignent alors que ces individus vivent aux crochets de la société, qu’ils dépensent leur chèque à mauvais escient, qu’ils tentent de frauder l’assurance-emploi ou qu’ils refusent de travailler. Cette inactivité forcée provoquerait la dégradation physique et morale des personnes qui, ultimement, deviendraient une menace à l’ordre social. » [1]
Cette ligne de pensée et les discours qu’elle génère s’inscrivent dans la logique des Poor Laws britanniques, en vigueur d’Élizabeth 1ère au 20è siècle, et qui distinguent le bon pauvre à secourir du mauvais pauvre à punir de sa « faillite morale ».
Tous solidaires face à la crise sanitaire
Rare bénéfice marginal de la pandémie, les milieux patronaux et les idéologues de droite se gardent une petite gêne face à la PCU. Difficile en effet d’attaquer une mesure de remplacement de revenu sous l’angle qu’elle décourage l’emploi au moment où de larges pans de l’économie sont en arrêt complet.
Il est aussi plutôt malvenu à ce moment d’attribuer aux chômeur.ses la responsabilité de leur chômage quand la cause est un dangereux virus dont on ne sait rien. La ministre fédérale de l’emploi, Carla Qualtrough, résume bien l’ambiance du moment : « Dans des périodes difficiles comme celle ci, les Canadiens ne devraient pas avoir à choisir entre protéger leur santé et continuer à soutenir leur famille. Nous avons bien pris conscience de la situation, et nous sommes là pour eux. » [2]
Dans les semaines qui suivent son annonce, les critiques visant la PCU ne se font pas contre sa soi-disant générosité, bien au contraire. La grogne se fait plutôt sentir contre le fait qu’elle ne protège pas assez la main-d’oeuvre. On pense aux travailleur.ses à temps partiel qui continuent de travailler, mais moins, de même que les personnes déjà sans-emploi au déclenchement de la pandémie, mais qui ne pourront retrouver un emploi le temps venu à cause de cette même pandémie. Saisonniers, étudiant.es et précaires : la PCU laisse sans le sou environ 900 000 travailleur.ses à travers le pays [3]. Dès le 6 avril, Justin Trudeau s’engage à couvrir les salarié.es à temps partiel [4]. Le 10 avril, les saisonniers sont également considérés admissibles [5]. Une vitesse d’exécution législative rarement vue...surtout lorsqu’il est question de sécurité du revenu.
Première brèche dans l’étonnant consensus : les étudiant.es
Mais on sent déjà que ce nouveau paradigme, cet élan de solidarité envers les travailleur.ses précaires et les pauvres en général, est fragile. Il ne suffit que d’une brèche pour que les arguments traditionnels contre la générosité économiquement « nuisible » des programmes sociaux retrouvent leur place dans le discours public. La Prestation canadienne d’urgence pour les étudiants (PCUE), annoncée le 22 avril, est le prétexte tout désigné pour ouvrir cette brèche. L’étonnante réserve dont avait bénéficiée la PCU tombe quand il s’agit des étudiant.es, et ce, le jour même de son annonce : « Il faudrait peut-être attendre que le sinistre se produise avant de compenser », lance Robert Gagné, le directeur du centre sur la productivité et la prospérité aux HEC de Montréal. Selon le professeur Gagné, cette mesure « aura des effets pervers » en ce qu’elle tuera tout incitatif à se trouver un emploi. « C’est certain que ça va changer des comportements » [6].
Immédiatement, on dénonce le caractère désincitatif de la mesure. La PCUE, bien trop généreuse, est un frein à se trouver un emploi. Pourquoi le patronat se sent-il plus légitime à ce moment-ci de ressortir l’habituel discours sur les chômeurs suspects ? D’abord, un bête âgisme. Si, dans son imaginaire, les sans-emploi sont des paresseux, les jeunes sans-emploi le sont sûrement bien davantage... Mais la réponse se trouve aussi dans le type d’emploi qu’occupent majoritairement ces étudiant.es, soit des emplois d’été très mal payés. Dans son entrevue, le professeur Gagné ne s’en cache d’ailleurs pas : « Ces industries engagent des étudiants et ils ne payent pas de gros salaires. […] Je ne voudrais pas qu’on se retrouve cet été avec des reportages à propos d’employeurs qui se disent incapables de recruter des étudiants. »
Cette façon de jouer l’économie contre la liberté de travail est bien évidemment relayée par le Parti conservateur. Dans le jeu de coulisses parlementaire menant à l’adoption de la PCUE le 29 avril, le gouvernement libéral minoritaire accepte certaines concessions, la plus importante étant que les étudiant.es doivent activement rechercher un emploi pour toucher la PCUE, contrairement aux prestataires de la PCU qui en sont exemptés. Le Bloc Québécois et le Parti Conservateur se félicitent d’avoir pu arracher cette obligation aux libéraux. Compromis parlementaire oblige, les conservateurs renoncent à une de leurs exigences, soit faire perdre son droit à la PCUE à quiconque refuserait un seul emploi.
Mais que signifie chercher activement un emploi quand tout est fermé ? Si la PCU avait évacué cette exigence sans qu’aucun haut-cri ne se fasse entendre, c’est que la question paraissait alors absurde. S’il n’y a pas d’emploi, on ne peut exiger d’en chercher un. Mais entre l’adoption de la PCU et de la PCUE, soit un mois, le ton a changé. On doit se préparer à l’été et à la réouverture (hypothétique à ce moment-là) de certains secteurs.
En attendant l’été, les étudiant.es doivent donc chercher un emploi là où il y en a. Peu importe leur historique d’emploi, leurs compétences, leur conciliation travail-famille ou leur peur de tomber malade. Pour maintenir un bassin de cheap labour souple et docile, il faut maintenir une précarité constante. Malgré une économie en déroute, malgré la peur de la mort, malgré la dignité. Et ce sans jamais questionner le fait que les travailleurs.es agricoles et « nos anges » de la santé soient si mal payés...
La PCU comme obstacle à la reprise
Progressivement, certains secteurs dits essentiels rouvrent leurs portes. Le 28 avril, Jean Boulet, ministre québécois de l’Emploi et (faut-il le rappeler) de la Solidarité sociale, déclarait au Devoir : « La peur du coronavirus ne sera pas suffisante pour justifier un refus de travailler lors de la réouverture de l’économie québécoise. Le retour sera obligatoire pour les employés à moins qu’ils évoquent une situation particulière » [7].
Le changement de ton est brutal. À partir de ce moment, la PCU est plus souvent qu’autrement présentée comme un obstacle à la reprise, au retour à la normale. Les (mauvaises) langues se délient. Une avocate patronale nous « met en garde aussi contre la tentation de jouer à la cigale tout l’été. (...) L’objectif, c’était pour les gens qui étaient vraiment dans le besoin, pas pour ceux qui n’ont pas le goût de retourner travailler » [8]. Le 21 mai, le premier ministre Legault déclare : « On a un concurrent qui s’appelle la PCU et qui permet de recevoir de l’argent sans travailler » [9]. Il est bon de rappeler que la PCU alloue à ses prestataires un montant brut de 2000$ par période de 4 semaines. Pour une personne travaillant à temps plein, la prestation nette de PCU est inférieure au salaire minimum en vigueur au Québec...Un bien faible concurrent !
Début juin, les effets économiques désastreux de la pandémie se font toujours sentir. Le gouvernement fédéral veut légiférer pour prolonger la PCU, qui se termine le 4 juillet pour l’immense majorité des Canadien.nes qui en bénéficient. Le gouvernement Trudeau dépose en chambre le projet de loi C-17, qui témoigne de l’influence grandissante du discours sur les « chômeurs suspects ».
C-17 prévoit des amendes financières et même des peines de prison pour les « fraudeurs » de la PCU. Rappelons que depuis l’annonce de la mesure le 25 mars, on avait confirmé à plusieurs reprises que l’Agence de revenu du Canada demanderait un remboursement aux personnes ayant reçu la PCU sans y avoir droit, mais qu’elle ne sévirait pas davantage, vue l’urgence et la confusion dans laquelle tout est fait en temps de COVID. Avec C-17, le gouvernement fait donc un virage de 180 degrés et annonce des pénalités imposantes. Pire, le gouvernement entretient la confusion entre les personnes ayant obtenu la PCU sans être admissibles, qu’il appelle « fraudeurs » et les réels fraudeurs qui volent l’identité de contribuables, font des demandes en leur nom et encaissent le tout dans de faux comptes en banques, notamment sur Tangerine. On prétend donc vouloir punir les fraudeurs criminels...mais on se donne les moyens de punir démesurément tout le monde par la même occasion. Une vieille tactique, qui reflète bien le mal fait par le discours martelé depuis des mois sur les « chômeurs suspects ».
Finalement, C-17 meurt au feuilleton. Le 16 juin, Trudeau annonce une prolongation de la PCU de 8 semaines aux mêmes conditions et sans resserrement des critères d’admissibilité. La réaction de François Legault est immédiate : « Il faut trouver une solution où il y ait un incitatif à aller travailler », attribuant du même coup les difficultés de recrutement et de rétention de la main-d’oeuvre aux prestations fédérales [10].
Depuis, le marché de l’emploi se rétablit progressivement et le gouvernement Legault se fait plus discret sur la soi-disant concurrence à la reprise qu’incarnerait la PCU. Hors des cercles patronaux (où l’on se plaignait bien avant la pandémie des mille et un vices du salariat), on entend beaucoup moins parler de la paresse des profiteurs de la COVID.
Les deux éléphants dans la pièce
Cette petite rétrospective du discours sur les « chômeurs suspects » en temps de pandémie nous permet de constater que la trêve accordée aux plus pauvres a été de courte durée, même en temps de pandémie mondiale. Vu la pérennité et le solide ancrage du discours sur les « chômeurs suspects » dans la psyché collective, il n’y a malheureusement là rien d’étonnant.
Si l’on arrive à écarter l’écran de fumée crée par ce discours, on peut tirer deux constats de l’épisode pandémique. Premièrement, si une prestation mensuelle de 2000$ (nette) est considérée comme un désincitatif au travail, c’est que plusieurs industries ou secteurs d’activités fonctionnent grâce à des salaires de misère et à l’exploitation de ces travailleur.ses.
Deuxièmement, si la PCU a été mise en place si rapidement, c’est bien parce que le régime actuel d’assurance-emploi était complètement inadapté pour faire face à la crise, comme il est d’ailleurs inadapté depuis des décennies à réellement aider les travailleur.ses au chômage. Et ce de l’avis même du président du Conseil du Trésor et ancien ministre en charge du dossier, Jean-Yves Duclos : « On savait que le filet de l’assurance emploi était un peu trop percé, ne couvrait pas assez grand, mais on n’a pas procédé assez rapidement à sa réforme. » Créé à la fin de la dernière Guerre mondiale, le programme « n’était pas adapté » à la crise actuelle, constate-t-il. « On peut et on doit faire encore mieux » [11].
Le 29 août prochain, quand la PCU se terminera pour des millions de travailleur.ses au pays et que l’assurance-emploi reprendra du service, espérons que le gouvernement libéral « fasse mieux » et procède à une réforme en profondeur le régime d’assurance-emploi. Et ce, quoi qu’en disent les apôtres du libre-marché qui, coûte que coûte, tenteront de défendre leurs intérêts au détriment de la santé et de la dignité des travailleur.ses.
[1] Benoit Marsan, « La stigmatisation des sans-emploi, un thème à la mode », Le Devoir, 6 avril 2020.
[2] Le gouvernement instaure la Prestation canadienne d’urgence pour venir en aide aux travailleurs et aux entreprises, communiqué de presse, Ministère des Finances du Canada, 25 mars 2020.
[3] Catherine Lévesque, « Près de 900 000 Canadiens sans emploi n’auront pas droit à l’aide fédérale », La Presse canadienne, 2 avril 2020.
[4] François Messier, « Plus de Canadiens pourront recevoir la Prestation canadienne d’urgence, dit Trudeau », ici.radio-canada.ca, 6 avril 2020.
[5] Jules Richer, « Les travailleurs saisonniers auront droit à l’aide de 2000$ », Journal de Montréal, 10 avril 2020.
[6] Hélène Buzzetti, Ottawa versera aussi une aide d’urgence aux étudiants, Le Devoir, 23 avril 2020.
[7] Mylène Crête, « Le Québec se remet en branle à son rythme », Le Devoir, 29 avril 2020.
[8] Catherine Lévesque, « PCU : Ottawa maintient un « flou » pour l’admissibilité », La Presse Canadienne, 11 mai 2020.
[9] Hugo Duchaine, « COVID-19 : feu vert pour les camps de jour cet été au Québec », Journal de Montréal, 21 mai 2020.
[10] « François Legault veut un incitatif pour le retour au travail », La Presse canadienne, 16 juin 2020.
[11] François Bourque, « Jean-Yves Duclos : faire atterrir l’avion dans la tempête », Le Soleil, 11 avril 2020.