Dossier : Le printemps érable - ses racines et sa sève
Un cycle mondial de protestation
La vague de mobilisation qui a secoué le Québec au printemps 2012 est sans précédent. Le nombre de manifestations et d’opérations de perturbation, tout comme la créativité des étudiantEs et leur détermination, a surpris tout le monde et a contribué à redéfinir l’image du Québec à l’international. Soudainement, celui-ci n’était plus une contrée paisible et provinciale, mais plutôt la dernière expression d’un phénomène mondial de contestation du néolibéralisme et des politiques d’austérité. Le quotidien britannique The Guardian est même allé jusqu’à décréter que la mobilisation étudiante québécoise était en train de devenir l’une des plus puissantes et des plus créatives campagnes contre l’austérité [1].
Pourtant, sans vouloir minimiser l’ampleur de la mobilisation étudiante, force est de constater que la situation du Québec n’est pas aussi exceptionnelle qu’on peut le penser. En effet, depuis 2008, soit depuis le début de la crise financière mondiale, la fréquence et l’ampleur des mobilisations contre les politiques d’austérité et le néolibéralisme ne cessent d’augmenter de par le monde. À un point tel qu’il est aujourd’hui possible de parler d’un cycle mondial de protestation. Nous voudrions ici brosser un portrait général de ce contexte plus large de mobilisation et dresser quelques parallèles entre les différents mouvements de contestation.
L’Europe contestataire
Si la crise financière mondiale débute aux États-Unis, la contestation de ses effets, elle, commence en Europe de l’Ouest, notamment en Grande-Bretagne. À l’automne 2010, au nom de la lutte au déficit et à la dette, le gouvernement conservateur de David Cameron annonce des coupes budgétaires drastiques qui provoqueront la plus importante transformation de l’État-providence britannique depuis les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Parmi les mesures, une réforme augmentant le plafond des droits de scolarité universitaire de 3 290 £ à 9 000 £ par année, soit une hausse pouvant atteindre, dépendamment des universités, 173 % en un an ! Avant même que la loi ne soit adoptée, le mouvement étudiant britannique organise (en vain) des manifestations et des occupations, la plus spectaculaire étant l’occupation du siège du Parti conservateur le 10 novembre 2010.
De l’autre côté de la Manche, dans un tout autre contexte social et économique, 2010 aura également été particulièrement chaud en France. Bien que celle-ci soit beaucoup moins touchée par la crise, elle reste fidèle à sa tradition contestataire puisque de mai à novembre 2010, entre 1 et 3,5 millions de personnes sont descendues dans les rues à dix reprises pour s’opposer à la réforme des retraites du président Sarkozy. Tandis qu’au Québec les autorités s’alarment à la vue d’une vitrine brisée, durant l’automne 2010 la France aura connu non seulement des grèves et de nombreux affrontements entre manifestants et policiers, mais aussi un blocage des douze raffineries de France, affectant ainsi 5 000 des 12 300 stations-service du pays et menaçant le ravitaillement des aéroports de Roissy et d’Orly à Paris. Il s’agit de la plus grande vague de mobilisation en France depuis mai 1968.
Quelques mois plus tard, la contestation s’étend à l’Espagne et à la Grèce avec l’apparition des fameux « Indignés » qui annoncent déjà le mouvement Occupy de l’automne 2011 en Amérique du Nord. Les Indignés font leur entrée en scène le 15 mai 2011 à Madrid [2]. Après une manifestation convoquée par la coalition Démocratie réelle maintenant ! (¡Democracia real ya !) pour dénoncer le système électoral espagnol une semaine avant les élections municipales du 22 mai, une poignée de manifestantes et manifestants décide d’occuper la Puerta del sol, au centre de Madrid. Ces irréductibles sont rapidement rejoints par d’autres et le vendredi 20 mai, ils sont 25 000 à occuper la place. Durant toute la semaine, des assemblées et des ateliers participatifs ont lieu pour discuter de démocratie, de politique, d’économie, d’environnement, etc. L’expérience se déroule parallèlement dans plusieurs dizaines de villes espagnoles. Chaque fois que la police intervient pour évacuer les places par la force, les Indignés reviennent plus nombreux. Ce n’est que plusieurs semaines plus tard, vers la fin juin 2011, que les occupations cèdent la place à des assemblées de quartier qui permettent aux résidentEs de délibérer collectivement des problèmes auxquels elles et ils sont confrontés, car au-delà de la critique du système électoral, l’Espagne est frappée de plein fouet par la crise. Depuis 2008, l’explosion de la bulle immobilière et la crise financière ont entraîné l’éviction de dizaines de milliers de familles qui ont perdu leur logement et fait grimper le chômage au-dessus de la barre des 20 % et de celle des 50 % pour les moins de 25 ans.
La situation est encore plus tragique en Grèce, où l’État est au bord de la faillite. La Grèce est habituée à la contestation et aux émeutes ; il suffit de penser aux violents affrontements qui ont suivi l’assassinat d’un jeune de 15 ans par la police d’Athènes en décembre 2008. Mais en 2011, les conflits s’intensifient tandis que l’exemple des Indignés espagnols s’étend et que les campements et les assemblées font leur apparition à Athènes. Comme en Espagne, les Indignés grecs combinent la dénonciation des politiques d’austérité (imposées par l’Union européenne et le Fonds monétaire international) et la critique de la démocratie représentative. Les partis politiques apparaissent comme faisant partie du problème plus que de la solution.
La mondialisation de la contestation
Quelques mois plus tard, c’est au tour des Israéliens et des États-Uniens. On a beaucoup entendu parler du « printemps arabe » et il est incontestable que l’occupation de la Place Tahrir, au Caire, a été émulée par les Indignés occidentaux, mais on a beaucoup moins parlé de la vague d’occupations et de manifestations sans précédent qu’a connu Israël durant l’été 2011. En effet, initié à la fin juillet, le mouvement israélien pour des logements accessibles (aussi appelé « révolte des tentes ») organise l’occupation des places publiques dans plusieurs villes israéliennes et d’immenses manifestations les 6 août et 3 septembre 2011. La mobilisation atteint une telle ampleur que certains se mettent même à spéculer sur le retour de la question sociale en Israël après des années de domination des enjeux sécuritaires et militaires.
Le 17 septembre 2011, l’indignation traverse l’Atlantique et plante sa tente au parc Zucotti, au cœur de New York. Répondant à un appel du magazine canadien Adbuster et après des semaines de préparation avec l’aide de militantes et militants espagnols, l’occupation de Wall Street suit à la lettre le modèle espagnol : on retrouve les assemblées et les tentes, la dénonciation des politiques d’austérité (avec un accent sur la question des inégalités incarnée par le slogan « Nous sommes les 99 % ») et la critique de la démocratie représentative s’exprimant par un mode de fonctionnement horizontal et participatif rappelant les principes anarchistes. Il faut dire que l’occupation de Wall Street a aussi bénéficié d’un autre précurseur qui a été complètement éclipsé par le « printemps arabe » : en janvier et février 2011, tandis que la foule remplissait les rues de Tunis et du Caire, les syndicats de la fonction publique et les étudiantEs du Wisconsin, dans le Midwest américain, occupaient le Congrès de leur État afin d’essayer de bloquer la remise en question du droit à la négociation collective par le nouveau gouverneur républicain Scott Walker. Ainsi, pendant des semaines, jusqu’à deux cents personnes campent dans l’enceinte du Congrès tandis que plusieurs centaines occupent les lieux durant le jour.
Enfin, le 15 octobre 2011, le mode d’action privilégié des Indignés devient mondial avec l’occupation simultanée des places publiques dans plus de mille villes dans le monde. « Occupy Wall Street » se décline désormais sous tous les noms, d’Oakland à Montréal en passant par Londres et la Défense, aux portes de Paris.
Pour finir ce tour d’horizon, il est indispensable de mentionner le mouvement étudiant chilien, tant celui-ci ressemble à plusieurs égards aux mobilisations que nous avons connues durant le printemps et l’été 2012 au Québec. Depuis mai 2011, il y a eu au Chili des centaines d’occupations d’écoles secondaires et d’universités, qui ont parfois duré plusieurs mois, ainsi que des dizaines de grandes manifestations regroupant souvent plus de 100 000 personnes. Bien que le mouvement étudiant revendique avant tout la réforme du système d’éducation hérité de la dictature du général Pinochet, c’est la Constitution chilienne et tout le modèle néolibéral des 40 dernières années qui sont remis en cause. Comme au Québec, le mouvement étudiant chilien est structuré autour de grandes fédérations, telles la confédération des étudiants du Chili (CONFECH) et la Fédération des étudiants de l’Université du Chili (FECH), et ses dirigeants, telle Camila Vallejo, jouissent d’une immense notoriété publique.
Un cycle mondial de protestation
Au-delà des particularités propres à chaque contexte socio-économique et politique, toutes ces mobilisations partagent plusieurs caractéristiques. Il y a bien évidemment le recours à l’occupation des places publiques, mais les similitudes vont plus loin. Tout d’abord, il ne s’agit pas de mobilisations de la classe ouvrière, mais plutôt de la classe moyenne. Une classe moyenne qui croule sous les dettes et qui met de l’avant ou défend des droits sociaux (l’accès à l’éducation, le droit au logement, le droit à la négociation collective, etc.) dans l’espoir de conjurer le spectre du déclassement. Une autre caractéristique commune est la critique de la démocratie représentative et des organisations traditionnelles comme les partis politiques et même, parfois, les syndicats. Cela implique deux choses : d’un côté, la valorisation de la participation, des structures horizontales et de la démocratie directe, et, d’un autre côté, un impact électoral très limité (sauf peut-être en Grèce, où la gauche radicale a failli remporter les élections législatives de juin 2012). Même au Chili, où certains dirigeants étudiants sont affiliés à des partis politiques (par exemple, Camila Vallejo est membre des Jeunesses communistes), la dynamique de la rue ne semble pas se traduire par une nette montée des partis contestataires ou radicaux.
Pour conclure, nous voudrions lancer l’idée selon laquelle ce dont nous sommes témoins depuis maintenant presque deux ans s’apparente à ce que le sociologue Sidney Tarrow appelle un cycle de protestation. De tels cycles se caractérisent par une intensification du conflit, une expansion sectorielle et géographique de la mobilisation, l’émergence de nouveaux acteurs et le regain de vitalité d’acteurs traditionnels, l’apparition de nouveaux discours et, enfin, le développement de nouveaux modes d’action collective. Un cycle de protestation suppose donc une dynamique d’innovation, d’émulation et de diffusion dont les effets seront institutionnalisés et, ainsi, affecteront durablement les mobilisations ultérieures. Cette dynamique implique que les premières mobilisations paient un prix plus élevé, mais aient également une plus grande influence sur les mobilisations qui suivent. Elle implique aussi que ces dernières puissent éventuellement développer un momentum indépendamment des opportunités auxquelles elles sont confrontées. Les mouvements se nourrissent ainsi les uns des autres.
L’idée d’un cycle mondial de protestation suppose qu’on ne peut saisir l’origine et toute la portée du « printemps érable » en se limitant aux frontières du Québec. Cela veut dire que le mouvement étudiant québécois ne finit pas avec le retour en classe et les élections du 4 septembre 2012. C’est toute une génération qui vient de faire l’apprentissage de l’action collective et de la démocratie. Elle n’en sera que mieux armée pour faire face à la suite des choses.
[1] Peter Hallward, « Quebec’s student protesters give UK activists a lesson », The Guardian, 1 juin 2012.
[2] En Espagne, on en parle d’ailleurs comme le « 15M », soit le mouvement du 15 mai.