Naufragés dans une mer d’information
Documentation à perte de vue ou documentation humanisée
Culture
À l’échelle planétaire, on reconnaîtra aisément l’existence d’une situation de fraction documentaire et informatique qui met hors circuit une très forte majorité d’humains. Pour notre part, l’avalanche d’informations et notre branchement perpétuel tendent à nous rapprocher de ce paradoxe que chantait Jacques Dutronc : « on nous dit tout, on nous dit rien ». Le tout et n’importe quoi à l’information mène à une forme de marécage de l’esprit qui, pour dégager un minimum de signification, exige une compréhension de l’information, un triage de base. Il faut discriminer et, ultimement, tirer du sens à partir du fatras documentaire qui, plus souvent qu’autrement, distrait, déconcerte, quand on ne va pas carrément jusqu’à faire l’impasse pour éviter toute préoccupation.
Questionner la documentation
Le contexte culturel actuel reste sans précédent. Une manière de faire un portrait de la situation pourrait être de considérer qu’il n’y a guère de zone intermédiaire « entre la foule et le repli » (Odile Tremblay, Le Devoir, 15 et 16 octobre 2011). En effet, des événements hyper médiatisés, des festivals, des best-sellers et autres mégas vedettes monopolisent la quasi-totalité de l’attention culturelle. On nous dicte là où il faut être, ce qu’il faut avoir vu, lu ou entendu. Inversement, chacun se retrouve aussi, à l’autre extrême du spectre, avec les mêmes produits, absolument seul dans le cocon individualisé ou dans les arcanes de la connexion plus ou moins intelligente.
Un baromètre culturel pourrait bien être l’aspect interactif, que, notamment, l’oralité nécessite avec l’exigence d’attention soutenue versus l’incessant zapping, afin de mettre en perspective un rapport à des éléments autrement disparates et parfaitement interchangeables. L’acte de lire, et plus encore celui d’écrire (et même de s’écrier), exige également un arrêt et un travail interactif afin de pouvoir correspondre véritablement. Pour communiquer, il faut pouvoir digérer et comprendre afin d’évoluer, de faire cheminer un dialogue. Ne dit-on pas que l’on doit s’activer pour mettre en œuvre le processus digestif ? Il en va de même pour établir un processus communicationnel.
La documentation n’a pas de problème autre que celui du volume au maximum… La langue de bois, les oxymores, les a contrario autant que les truismes font figure de dérive documentaire où des mensonges peuvent, par exemple, être érigés en vérité sans autre forme d’argumentation que leur répétition pseudo-experte. Le monde politique regorge de cas de figure de cette espèce ; rappelons celui, encore récent et fumeux, colporté par le clan conservateur : « l’environnementalisme et l’anticapitalisme sont des menaces terroristes. ». Dans le même alignement d’idées, le ciel pourrait aussi nous tomber sur la tête !
Pour une bibliothèque éditoriale
Toutes les documentations se valent-elles ? Dans les faits, il y aurait lieu de discriminer, ou à tout le moins de sélectionner. Les moteurs de recherche eux-mêmes procèdent ainsi. Un article d’une livraison récente du Monde diplomatique élaborait sur des organisations qui, en fonction des mots clefs les plus fréquemment utilisés par les internautes, construisent à leur intention des contenus documentaires sur mesure – publicités en prime ! Le phénomène de la marchandisation du savoir, même universitaire, prend également de l’expansion ; pensons à la recherche commanditée ou contractuelle. L’indépendance financière prend toute son importance dans le cadre d’une démarche non pas neutre, mais subjective au niveau du bien collectif – supérieur à celui du pouvoir et de l’argent à tout prix. Évidemment, nous n’avons pas la naïveté de croire que tous partent égaux en terme d’information et de documentation. Un dossier alambiqué tel celui du gaz de schiste illustre bien jusqu’à quel point il est facile, moyennant des frais astronomiques, de polluer un débat social. Les résistances ont fort à faire devant la preuve, dite scientifique, avancée par les intérêts industriels autrement plus pesants.
La bibliothèque, au-delà du meuble lui-même ou de l’institution qui conserve une documentation constamment mise à jour, se trouve à la croisée des chemins. Les avancées technologiques phénoménales, le numérique en tête, si incontournables soit-elles posent plus que jamais la question du rôle de l’humain relativement à ces espaces. On parle bien sûr de la bibliothèque troisième lieu et de ces espaces documentaires renouvelés auxquels un aspect d’animation culturelle, citoyen, voire d’agora communautaire s’imbriquent. Au-delà de rendre plus attrayant et compétitif nos bibliothèques, il faut repenser de fond en comble l’aspect humain, le sens même du service ou de la relation qui y sont proposés.
La documentation elle-même devra être en phase avec ce parti pris. Il y aura vraisemblablement une approche éditoriale à développer en bibliothèque. La sélection des documents se faisant forcément de manière subjective, les choix seront mis de l’avant et non retranchés derrière une neutralité impossible. Nous l’avons établi d’entrée de jeu : la normalisation et l’aspect formaté de l’édition à travers quelques conglomérats exigent de favoriser des voix dissonantes garantes d’un portrait critique conséquent.
Documentation et révolution
Le travail de bibliothécaire, d’archiviste ou de documentaliste irait même jusqu’à contribuer activement à la mise en perspective de l’information, à redonner du sens à travers la tempête de pages apparemment disparates et sans autre objectif que des nécessités externes tel le développement à tout crin. Les concepts et les mots n’ont rien d’innocent. Ils prennent ancrage dans notre capacité de les décrypter et de voir plus loin que leurs plates apparences.
Le futur se joue actuellement. L’accès à l’information constitue un point de départ, des outils fondamentaux, pour être partie prenante d’un monde qui, autrement, tourne si vite que l’étourdissement, l’engourdissement et l’abrutissement nous envahiront sans avertissement. La pauvreté, la guerre, la répression, le consumérisme, la famine témoignent, comme tant d’autres dérives inhumaines, de défaillances graves au niveau de l’accès à une documentation diversifiée, non falsifiée et, surtout, libre. Un défi d’une importance insoupçonnée nous attend et il est probable que dans un proche avenir des documentalistes, des bibliothécaires et des archivistes sans frontières voient le jour, hors les murs, pour contrebalancer la fraction documentaire, pour libérer l’information. Cette dernière n’est-elle pas, à juste titre, considérée comme étant le nerf de la guerre ?
Ultimement, puisque nous devons de toute urgence renouer avec des utopies, pourquoi ne pourrions-nous pas rêver d’une documentation humanisée, sorte de contrepoint aux forêts habitées ou aux paysages humanisés. Reconnaissons toutefois qu’une telle vision ne va pas sans une reconnaissance politique, dans tous les sens du terme, du livre et des autres supports… Le superlatif documentaire comme son contraire désertique ont des conséquences dramatiques sur la compréhension du monde dans lequel on surnage ou dans lequel on subit un soleil desséchant. Échanger et partager nos connaissances favorisent l’abolition des frontières de l’ignorance ; une sorte d’alphabétisation du cœur et de conscientisation mutuelle. Cette richesse n’a pas de prix !