Culture
Les femmes de droite
Les femmes de droite, Andrea Dworkin, Montréal, Éditions du remue-ménage, Collection Observatoire de l’antiféminisme, novembre 2012.
Quand Andrea Dworkin est venue, le 6 décembre 1990, commémorer avec les Montréalaises l’attentat antiféministe commis un an plus tôt à l’École polytechnique, peu de gens savaient qu’elle avait annoncé un gynocide semblable sept ans plus tôt dans l’essai Right-Wing Women. Je viens de passer un an à traduire, avec ma collègue Michele Briand, ce tableau saisissant des contraintes qui, à droite comme à gauche, repoussent et enferment tant de femmes dans une politique d’accommodement.
Les États-Unis venaient de rejeter l’Equal Rights Amendment (ERA) sur le droit des femmes à l’égalité grâce à des idéologues comme Phyllis Schlafly. Dworkin – jusqu’alors mobilisée contre la misogynie et la pornographie – s’est demandé : « Pourquoi les femmes de droite militent-elles en appui à leur propre subordination ? Comment la droite, contrôlée par des hommes, recrute-t-elle leur participation et leur loyauté ? Et pourquoi les femmes de droite haïssent-elles à ce point la lutte féministe pour l’égalité ? »
Allant bien au-delà de l’idée reçue qui réduit ces femmes à des nouilles ou pire, ses intuitions nous poussent de l’avant. On trouvera déstabilisante sa conclusion ouverte, provocatrice. En plus de discuter avec des femmes de droite (sous le nez du Ku Klux Klan !), elle a sondé la vie et les entraves d’icônes aussi diverses que Schlafly, Carolina Maria de Jesus, Marilyn Monroe, Anita Bryant, Victoria Woodhull, et Virginia Woolf dont elle demeure la lectrice la plus politique.
En émerge un tableau stimulant des formes d’intelligence interdites ou brimées chez les femmes, de leur lutte pour dépasser les fonctions sexuelle et reproductrice, de leur déception face aux hommes soi-disant progressistes. Matérialiste, Dworkin démontre notamment le rôle d’une misogynie mur à mur pour tenir les femmes en respect.
Entre la ferme et le bordel
Elle cite Jenny P. d’Héricourt qui, en 1860, tente de faire admettre au socialiste Joseph Proudhon que tant que la femme sera tenue pour inférieure, le travail salarié ne peut la libérer : sous-payée, elle demeure condamnée à vendre aussi du sexe – se vendre à un mari ou à des prostitueurs. Proudhon lui oppose une fin de non-recevoir, décrétant « naturelle » l’infériorité des femmes. Cent ans plus tard, dans la contre-culture américaine, Dworkin et Robin Morgan repèrent le même sexisme chez les hommes de gauche, au nom cette fois de la libération sexuelle. Ils « estiment trop les putains et pas assez les épouses ». Ce que voient très bien les femmes de droite, qui tiennent les féministes pour naïves et impuissantes et optent, en désespoir de cause, pour le « modèle de la ferme » contre celui du bordel et de la pornographie.
Dans un chapitre particulièrement émouvant, Dworkin documente ce pour quoi les femmes qui avortent – statistiquement des épouses, ayant déjà des enfants – gardent souvent le silence à ce sujet. Elle combattent le libre choix, même au risque de leur propre vie, pour se distancier des « autres femmes » et tenter de brider l’égoïsme sexuel des hommes. Dworkin déplore aussi le silence des mères face à leurs filles à propos de la violence masculine.
Une misogynie délibérée
Selon cette lecture radicale, la misogynie n’est pas simple affaire de stéréotypes vieillis qu’annulerait une meilleure éducation, mais une politique délibérée de reproduction du genre, soit la suprématie masculine. C’est, écrit la sociologue française Christine Delphy, « la haine normale– classique – du dominant pour le dominé ».
Dans sa préface enthousiaste, Delphy (L’ennemi principal) souligne l’actualité de Dworkin, entre autres face à l’idéologie sadomasochiste ; elle accuse la théorie queer de « ré-naturaliser comme fait, donné inamovible du psychisme, la catégorisation hiérarchique qu’avaient détachée de l’anatomie des générations de féministes ». Le genre serait redéfini comme inamovible – parce que préexistant au social, logé dans l’érotisme – même si ses adeptes le présentent comme un simple jeu aux rôles intervertibles. Delphy remarque aussi que ce n’est qu’au Québec que la communauté féministe francophone a pris acte du nouveau putsch patriarcal que nous appelons hypersexualisation.
Femme à abattre
Sauf la courte anthologie Pouvoir et violence sexiste (Éd. Sisyphe, Montréal, 2007), Andrea Dworkin n’avait pas encore été traduite en français, un effet de la censure et des calomnies qui ont déferlé sur elle quand l’industrie du sexe en a fait la femme à abattre. Delphy dénonce qu’on ait taxé celle-ci d’« essentialisme », alors que Dworkin désigne non pas la nature mais une politique masculine, jusque dans une sexualité qu’il demeure interdit de discuter, celle de « l’acte sexuel ».
L’essayiste John Berger (Voir le voir) a dit de Dworkin qu’elle était « peut-être l’écrivaine du monde occidental dont on a le plus dénaturé les propos ». À nous d’y remédier !