Observatoire des luttes
Le cégep populaire de Saint-Laurent
Pour un accès désintéressé au savoir
Le 22 février 2012, cinq jours après que l’Assemblée générale des étudiantes s’est prononcée pour la grève générale illimitée, le cégep populaire de Saint-Laurent était lancé. Son ouverture a été marquée par la tenue d’un Café philosophique sur le rôle de l’éducation dans la société, discussion animée par un collectif de professeures de philosophie dans la grande salle du collège. Cœur de la vie étudiante avec son café, sa radio et le siège de l’association, cette salle est un vaste espace sans portes ni pupitres, où l’on circule à sa guise, au gré d’un horaire que chacune est libre de se forger. Après le Café philo, les professeures ont cédé la place à une étudiante pour un cours de danse afro-brésilienne. Le ton était donné.
Pourquoi, sitôt voté le refus d’assister aux cours, s’est-on empressés de mettre en place des activités d’éducation populaire ? Pourquoi ériger le matin des piquets de grève pour bloquer l’accès aux institutions et forcer l’administration à lever les cours si c’est pour s’investir, l’après-midi venu, dans de longues discussions autour du peu de place accordée aux femmes, écrivaines et penseuses dans le cursus scolaire, par exemple ? Pourquoi, alors même qu’ils et elles étaient accaparés par l’organisation d’activités de piquetage et la participation à des actions tactiques, à des manifestations, à divers conseils et aux assemblées générales hebdomadaires, qui s’étendaient souvent sur des journées entières, les étudiantes et étudiants se sont-ils engagés à participer activement à un cégep populaire ? Qu’ont essayé de nous dire, à nous citoyenNEs, professeurEs et gestionnaires, ces étudiantes qui ont mené à bout de bras une grève de plusieurs mois sans jamais accepter de renoncer à la connaissance et à la réflexion intellectuelle ? En guise de réponse, voici le bilan d’une militante et d’un militant de la première heure du cégep pop de Saint-Laurent.
Solidarité militante et éducation alternative
Une fois la grève déclenchée, nous courrions le risque de voir le cégep déserté par sa communauté. Nous avons donc imaginé le cégep pop comme un lieu évolutif susceptible d’attirer un nombre conséquent de participants et participantes qui, par leur présence régulière, assureraient un bastion militant fort et soudé. Inspirés des Projections libérantes de Borduas [1], il s’agissait pour nous de démontrer que le cégep pop pouvait constituer une forme d’action directe puisqu’il visait à établir un modèle alternatif d’éducation.
Nous avons d’abord sollicité nos professeures en leur donnant carte blanche quant aux sujets. Nous n’avons pas eu besoin de les prier et, d’emblée, elles et ils ont choisi de parler d’enjeux négligés par les programmes ministériels. À titre d’exemple, dès la deuxième semaine se sont tenus des ateliers tels que « La géométrie, l’art et la perspective » (animé par un mathématicien), « Le genre en question » (animé par un anthropologue) et « Les métamorphoses de l’esprit à l’ère du numérique » (coanimé par des littéraires).
Petit à petit sont venus se greffer, outre les ateliers nourrissant plus directement la lutte en cours (créations artistiques collectives en vue des manifestations, désobéissance civile, diversité des tactiques, démocratie directe, féminisme, mouvements libertaires et anarchistes, économie participative, etc.), des interventions issues de champs du savoir encore plus étrangers au curriculum collégial traditionnel, tels l’horticulture, les Premières nations, l’astronomie, la politique russe, le militantisme en médecine ainsi qu’en poésie ! Toutes et tous y trouvaient ainsi matière à apprendre, nos professeures n’étant d’ailleurs pas toujours derrière le micro. Pour nourrir les corps autant que les esprits, une cuisine populaire responsable, autogérée et ravitaillée par du glanage urbain ainsi que par des dons offrait des repas gratuits à l’assistance.
Le cégep et la cuisine populaires ont ainsi contribué à forger une communauté d’idées au cégep de Saint-Laurent, et ce, à la fois parmi les étudiantes et les enseignantes et entre eux et elles. Chaque séance était l’occasion de décompresser entre deux attaques perpétrées par les forces policières ou nos adversaires médiatiques, politiques et économiques tout en nous armant intellectuellement. Nous nous retrouvions cernés mais solidaires dans le dégoût tout autant que dans notre désir de connaissances, que nous avions à cœur de partager et de propager.
Dans la grande salle ouverte du collège, nous approfondissions nos réflexions et élargissions nos perspectives quant aux stratégies de lutte ; nous échangions dans la spontanéité et nous nous rassemblions dans une école véritablement libre, transformant ainsi les relations établies précédemment au sein de notre institution.
Nous avons sans conteste formé une communauté égrégore, mais qu’est-ce qui stimulait notre effervescence ?
L’économie du savoir est une antinomie
Si l’on en croit la CRÉPUQ [2], il semble être généralement admis que l’éducation doit être conçue comme un investissement dans son avenir. Les publicités en témoignent d’ailleurs avec éloquence, on n’a qu’à penser à celle de l’École des hautes études commerciales : « HEC, ces lettres vous mèneront loin ». Et l’on sait combien un bon investissement se mesure aujourd’hui à l’aune de la rapidité avec laquelle il engendre un bénéfice.
Suivant cette règle, les futurs figurants et figurantes du marché du travail veulent désormais percer dès l’école, non pas en tant que détenteurs et détentrices de savoirs, mais afin de passer au plus vite à l’étape suivante : étudier rapidement pour travailler rapidement, faire du fric rapidement et finir par mourir tout aussi rapidement ! Nous apprenons très jeunes à nous projeter dans un avenir rapproché où pourtant nous ne jouerons que le rôle d’inoffensifs engrenages dans une grande roue. Si la grève n’est pas parvenue à saboter durablement le système, elle n’en a pas moins ébranlé le mécanisme. En effet, nous assistions au cégep pop de manière désintéressée, sans égard à notre cote R [3]. Avides de connaissances et libérés de nos chaînes-horaires, nous apprenions au présent et restions longtemps après le départ des intervenantes pour continuer nos frémissants échanges. Nous prenions le temps de réfléchir entre deux actions.
La Loi 12 (projet de loi 78), qui a forcé une reprise de la session d’hiver en l’amputant, en pratique, de moitié, constitue une autre démonstration de l’économie que l’on tend à faire du temps, un élément pourtant indispensable à l’acquisition de connaissances.
Autre effet pervers : en réclamant cette hausse des droits de scolarité universitaires, les rectrices et recteurs se sont fait à la fois les défenseurs des normes économiques contemporaines et les instigateurs d’une transformation en profondeur de l’éducation supérieure qui évacue la visée sociale du savoir. La chrématistique généralisée nous incorpore, littéralement…
Malgré les bonnes intentions de nombreux membres de la communauté intellectuelle, les institutions scolaires sont de plus en plus soumises aux dogmes du marché. Michel Freitag avait raison de souligner combien, en ce moment, s’exerce « une pression massive en vue de l’adaptation de l’éducation à la société alors même que la société se redéfinit essentiellement par l’économie et que l’économie de son côté tend à perdre toute sa dimension sociale et même sociétale en s’autonomisant et en s’affirmant comme sa propre fin dans le procès de ce qu’on nomme la globalisation » [4]. On nous apprend à glorifier la croissance à tout rompre, et elle nous brise en effet. Nos universités se transforment en usines et nous concurrençons nos camarades de classe à l’intérieur même de celles-ci. Les étudiantes recherchent en effet un succès, c’est-à-dire un retour sur leur investissement, non seulement rapide, mais aussi dénué de sens commun.
Notre volonté de mettre au jour, par la pratique même d’une éducation alternative, cette pénétration de l’économie dans nos institutions d’éducation supérieure partait également du constat que les programmes des humanités se dégradent. Nous en avons pour preuve leur changement d’appellation : le programme d’« Arts et Lettres » ne deviendra-t-il pas très bientôt, par volonté ministérielle, un programme de « Culture et communication » ? Le glissement n’est pas anodin.
Un lieu de formation à l’image de nos aspirations
Le cégep pop a redonné sens à l’éducation explorée en communauté. Certes, seuls les plus exaltés y participaient, mais il nous a dispensés, plusieurs mois durant, de suivre passivement des cours magistraux donnés à des groupes composés d’individus atomisés, éclairés par des néons. Nous faisions enfin l’expérience de discussions interminables qui recoupaient les champs de connaissances et d’intérêts de l’assistance. Les diverses allégeances intellectuelles s’entremêlaient pour créer cette ébullition qui nous était propre. Contrairement à nos classes réglementées, aucune PIEA [5] n’exigeait notre présence. Venir au cégep pop relevait d’une pure euphorie intellectuelle. Peu d’encadrement, peu de structure, mais beaucoup de temps, de contestation et de passion ainsi qu’une liberté de mouvement, une mise en circulation d’idées et d’idéaux, voire parfois d’illusions. Le présentateur ou la présentatrice faisait office d’autorité, mais ne devenait dans les faits, pour autant qu’il ou elle se prêtait au jeu, qu’un prétexte aux raisonnements élaborés et vécus en commun. Nous retournions chez nous changés, avec l’impression qu’une transformation s’effectuait, que nous étions partie prenante de cette mutation par nos actions, mais également par notre réflexion commune.
[1] Notamment de cet extrait : « Une foi inaltérable me confirme en la victoire finale. Elle combat toutes les angoisses. C’est le cœur ferme que j’enfonce dans l’obscurité. Il faudra vaincre les turpitudes et obéir aux fières nécessités, ou ne plus vivre. L’essentiel assuré selon les exigences de la conscience, le reste devra venir par surcroît. » Borduas, Paul-Émile. Refus global et autres écrits, Montréal, Typo, 1990, p. 84.
[2] CREPUQ : Conférence des recteurs et principaux des universités du Québec
[3] La « cote de rendement au collégial » est une méthode statistique visant à mesurer la performance des étudiantEs de cégep en vue de leur admission dans les programmes universitaires contingentés.
[4] Michel Freitag, « Contre l’aliénation totale », L’essor de nos vies, Montréal, Lanctôt, 2000, p. 99.
[5] Politique institutionnelle d’évaluation des apprentissages.