De la rencontre nécessaire de la critique des médias
Un espace médiatique critique est-il possible ?
par Fabien Granjon
Les grands réseaux de communication dont l’objectif est de développer les échanges d’information ont toujours été soumis aux intérêts de la sphère marchande et à l’essor d’un capitalisme de plus en plus déterritorialisé. L’emprise de la rationalité du mode de production capitaliste dans le champ médiatique n’a ainsi eu de cesse de se faire de plus en plus prégnante. La concentration économique des médias, leur financiarisation, le rôle joué par la publicité, l’affaiblissement de l’audiovisuel public et sa dépendance de la logique commerciale soumettent toujours davantage les médias à l’épreuve des lois du marché et les tiennent de plus en plus éloignés d’un modèle théorique de médias servant le jeu démocratique.
La question des médias dans le champ de la critique sociale occupait pourtant, jusqu’à il y a peu, une place tout à fait marginale. Peu prise en compte par les forces progressistes, elle témoignait ainsi de leur intérêt relatif pour les interrogations portant sur l’information, la culture et la lutte idéologique comme champ d’exercice à part entière de la contestation sociale. La situation a toutefois quelque peu évolué ces dernières années et l’on constate une prise en compte plus importante de ces thématiques, notamment au sein du mouvement altermondialiste. Si les militants qui portent ces problématiques sont rarement de nouveaux venus (la plupart du temps ce sont des professionnels de l’information et des militants informationnels dont l’engagement a toujours été centré sur la communication), la mise sur l’agenda altermondialiste et la visibilité donnée à ces questions sont en revanche relativement nouvelles. La contestation de l’ordre médiatique révèle par ailleurs un ensemble de contradictions qui ont trait pour une part à la nécessité de structurer cette critique et de construire des stratégies d’action permettant d’intervenir efficacement dans ce domaine. Elles sont d’autre part liées aux tensions qui opposent les tenants d’une critique des médias orientant leurs revendications – pour l’essentiel – vers une réforme radicale de l’espace public médiatique et ceux (les médias de la critique, les média-activistes) qui considèrent plus important de construire un espace médiatique alternatif à côté des médias dominants.
L’une et l’autre de ces perspectives présentent avantages et inconvénients. Principalement fondée sur un principe de dénonciation des appareils idéologiques de domination et des contenus produits par les grands médias, la critique des médias insiste surtout sur les dangers de la concentration de la propriété des moyens de production médiatiques au profit de quelques entreprises transnationales et de la financiarisation des médias. Son travail critique l’oriente vers des propositions de contrôle de la production d’information. En France, celles de l’Observatoire Français des Médias (citons également dans ce domaine le travail d’Acrimed) sont parmi les plus avancées. Elles préconisent par exemple de réaffirmer le principe de pluralisme en dehors de toute référence à la « libre concurrence » et au marché, notamment publicitaire. En la matière, la défense de l’information en tant que bien public, la revendication d’un exercice libre, contradictoire et pluraliste de l’expression et la défense d’un droit à la communication sont les fondements à partir desquels est envisagée la reconstruction d’un « autre espace médiatique ». Le modèle d’une presse d’opinion de qualité est ainsi défendu dans le cadre renouvelé de missions de service public et d’entreprises médiatiques qui devraient être gérées sur la base de conseils mixtes regroupant producteurs (journalistes, secrétaires, personnels techniques, etc.) et usagers. Une attention toute particulière est par ailleurs portée aux combats menés par tous les personnels de la presse quant à l’amélioration de leurs conditions matérielles d’exercice. La défense des conventions collectives, la revalorisation des salaires, l’application stricte du code du travail, la lutte contre le recours systématique aux contrats précaires (notamment pour les pigistes et les correspondants locaux) participent aussi concrètement à la remise en cause de l’ordre médiatique capitaliste.
Ce que la critique des médias n’envisage qu’à la marge et que les médias de la critique prennent en revanche à bras le corps concerne les questions de rapport de production qui fondent le travail de production de l’information. Les média-activistes mettent surtout en avant la nécessité de refonder une pratique médiatique qui ne soit pas en décalage avec les expériences sociales des producteurs d’information, information dont la construction ne saurait être laissée aux « professionnels de la profession ». Ils fondent en acte une pratique visant notamment à dénaturaliser la différence entre émetteurs et récepteurs, producteurs et consommateurs. Ils posent ainsi la nécessité d’un exercice participatif de construction de l’information selon des modalités autogestionnaires qui tranchent avec les normes d’une presse envisagée comme devant avoir la fonction d’agence de propagande. Le principal défi est alors de trouver de nouvelles formes de communication qui ne reproduisent pas les rapports de domination imposés par les classes dominantes et les structures de pouvoir qui les accompagnent. Les médias alternatifs ont pour vocation de décloisonner les savoirs et les publics et de révéler les antagonismes sociaux à partir d’outils de production dont les référents ne sauraient être ceux des médias dominants (verticalité, objectivité, professionnalisation, massification, etc.), même passés aux mains des forces progressistes.
Ce programme génétique des médias alternatifs ne va toutefois pas sans quelques travers dans ses applications concrètes. Après avoir vu dans l’appropriation sociale et autonome de la radio, de la vidéo et de la télématique de première génération de nouvelles potentialités émancipatrices susceptibles de faire vaciller l’ordre médiatique dominant, l’Internet est aujourd’hui saisi comme dispositif technique permettant, plus que tout autre, de construire un idéal alter-médiatique. Si les média-activistes posent par leurs pratiques quelques unes des questions essentielles quant aux modalités de production de l’information, ils ne se départissent pas toujours de certaines formes de déterminisme technique corrélatives d’une idéologie émancipatrice. La tentation de considérer la moindre création médiatique alternative comme l’ouverture de brèches dans le système des médias et des industries culturelles se présente comme un travers récurrent de l’enthousiasme de certains militants informationnels. Les usages les plus avancés et les plus rares des technologies de l’information et des communications (TIC) sont parfois envisagés, sans prudence, comme les indices probants et systématiques d’une révolution dans la production et la diffusion de l’information et des biens symboliques. Le repérage des innovations technologiques les plus récentes et l’insistance systématique à rendre compte de phénomènes sociotechniques marginaux tendent à donner une centralité considérable à des faits émergeants dont on voit mal comment, en l’état actuel des choses, ils pourraient conduire à un bouleversement majeur de la sphère médiatique, des industries culturelles et des systèmes marchands de diffusion des biens symboliques. Sans doute faut-il aussi se préserver d’une perspective faisant de l’information et de la communication l’alpha et l’oméga des sociétés capitalistes avancées et des rapports sociaux (de production), alors qu’elles n’en sont qu’une des composantes qui certes les transforment, mais n’en modifient pas fondamentalement la nature (l’exploitation capitaliste). Donner à croire que l’information ou l’idéologie seraient au fondement des inégalités sociales et seraient donc aussi le moteur (ou tout du moins le carburant) du changement social, c’est verser dans une approche bien peu réaliste (matérialiste) du monde tel qu’il va.
Le principal obstacle que rencontrent aujourd’hui les tenants d’un changement radical de la production de l’information et de sa diffusion c’est, comme au sein des luttes sociales en général, l’éclatement des acteurs, des revendications, la multitude des réponses locales et le manque d’une vision stratégique globale. Il est aujourd’hui important de faire émerger un front de lutte commun qui, tout en construisant une critique des médias qui ne soit pas seulement fondée sur une critique de l’information, porte le débat sur les enjeux structurels du système médiatique et encourage le développement des médias alternatifs. De même que la lutte contre la « malbouffe » passe par la valorisation de modèles alternatifs de production des denrées alimentaires (bio, sans OGM, etc.), mais aussi par un combat pour l’instauration d’un contrôle social des moyens de production existants, la production alternative d’information ne doit pas faire oublier qu’il faut aussi s’engager pour une réappropriation sociale des médias de masse. Plus que jamais, critique des médias et médias de la critique doivent dialoguer ensemble afin de mener de concert le combat pour une appropriation sociale de l’espace médiatique et des instruments collectifs d’expression. La critique et la dénonciation des médias dominants, gardiens de l’ordre social, doit s’accompagner de la mise en œuvre de médias de la critique et de pratiques alternatives de communication. La construction d’agences de presse indépendantes et de médias alternatifs est à encourager, tout comme l’appropriation des plus récentes technologies de l’information et de la communication, la promotion des logiciels libres ou la lutte contre l’extension de la propriété intellectuelle. Ceci doit toutefois être entrepris à distance des fétiches « communication », « technologie » et « réseaux » présentés comme force de libération. Une autre information est possible mais encore faut-il se mettre en capacité de construire, ensemble, les dynamiques sociales, économiques, techniques et politiques qui permettront d’atteindre objectifs de justice sociale et démocratisation de l’espace médiatique. S’il est aujourd’hui un impératif, c’est bien celui de surmonter les clivages théoriques et pratiques qui structurent habituellement les mobilisations informationnelles.