Réflexion sur l’économie et la propagande
Tout est publicité
par Gaétan Breton
Il fut un temps, du moins aime-t-on le croire, où l’espace de la publicité était bien identifié et hermétiquement séparé des autres espaces, celui des nouvelles ou du divertissement, par exemple. Ces temps n’ont plus cours. Aujourd’hui, les marques des voitures utilisées dans un film, les bandes pendant les compétitions de patinage, les vêtements des joueurs de golf, tout est envahi par la publicité, dans le but de pousser le consommateur à agir dans une direction donnée.
On disait de la publicité qu’elle consistait à acheter un espace médiatique dans lequel l’émetteur avait le contrôle complet. Mais quand le média fait partie d’un groupe multinational ayant des intérêts multiples, tout le contenu du média tombe sous le contrôle de vendeurs de produits.
Par exemple, quand La Presse présente, en première page, et à sa façon, les incidents de Walkerton [1], elle fait une publicité pour la privatisation des services d’eau. Qui se souvient alors que Power Corporation, qui possède La Presse, possède aussi un lot important d’actions de Suez, un des géants de l’eau dans le monde qui lorgne le service d’eau de Montréal ? Quand le même journal fait des commentaires sur le système de santé et ouvre allègrement ses pages au Rapport Ménard, qui se souvient que Power Corp est aussi propriétaire des plus grandes compagnies d’assurance de personnes au Canada, celles qui bénéficieront pleinement d’une privatisation du financement des services de santé ?
Bref, la publicité ne se contente plus d’espaces bien identifiés, dans lesquels on l’attend et donc on peut se défendre. Elle envahit l’espace réputé (à tort) neutre de la nouvelle et du reportage. Elle se glisse ainsi insidieusement dans les consciences sous la forme de faits et devient d’autant pernicieuse et efficace.
L’omniprésence de la publicité transpose l’idée que tout est marchandise et transforme le citoyen en consommateur. La politique elle-même est devenue objet de consommation. Nous n’élisons plus des femmes ou des hommes politiques en fonction des projets de société qu’elles et ils proposent, nous élisons des images médiatiques concoctées par des firmes de relations publiques, lesquelles deviennent interchangeables à la direction des partis en fonction de leur charisme préfabriqué dans le total mépris des idées et des programmes. Nous n’avons qu’à écouter les commentaires des « spécialistes », maintenant souvent des sondeurs, après n’importe quel débat des chefs. On discute vêtements, coiffure, attitude et gestes, très peu du fond. D’ailleurs, reste-t-il encore un fond ?
Le processus traditionnel en est inversé. Avant, la publicité prétendait vendre des objets ou des services à des consommateurs. Maintenant, les différents médias vendent du temps de consommateurs à des annonceurs. Le consommateur lui-même est ainsi devenu marchandise à son tour, bon à consommer par les vendeurs de toutes sortes.
Le retrait du financement public des télévisions publiques place celles-ci à la merci des annonceurs. Nous sommes loin de l’idéal d’une télévision publique, ou même de la télévision en général, qui était d’informer, d’éduquer, de donner l’accès aux événements culturels, d’aider les citoyens et citoyennes à jouer pleinement leur rôle, etc.
Pour le président de TF1, la télévision est maintenant destinée en priorité à aider les entreprises à vendre leurs produits. Entre les publicités qui servent directement ce dessein, la télévision ouvre les esprits des spectateurs pour qu’ils soient perméables aux publicités qui vont suivre. M. Le Lay, président de TF1 a ainsi déclaré : « Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. » [2]
D’ici à ce qu’on fasse des études pour savoir quel est le contenu des émissions préparant le mieux à recevoir les publicités, il n’y a qu’un pas, qui est probablement déjà franchi dans les officines des spécialistes en communication. De ce point de vue, la grande question platonicienne de déterminer ce qui mérite d’être mis en évidence dans une société devient totalement obsolète. Ainsi, les entreprises contrôlent les chaînes d’information en continu, les télés commerciales, les journaux ainsi que des portefeuilles d’industries et de produits. Il n’est donc plus de lieu pour échapper à cette frénésie organisée de la consommation. Même vivre au fond des bois n’est plus utile : les bois n’ont plus de fond.
Bientôt, quand le contenu fictionnel des émissions ne sera plus qu’un hymne à la consommation traversé par le nom des différents produits utilisés, et que les informations nous aurons convaincus que toute révolte contre cette société est vaine et que ces entreprises ne nous veulent que du bien, les médias exprimeront encore notre culture, puisque celle-ci sera essentiellement centrée sur la consommation et qu’enfin le citoyen sera devenu complètement consommateur. Dit ainsi, ça peut ressembler à de la science-fiction, mais en regardant bien autour de nous, nous sentons la vitesse avec laquelle nous nous dirigeons dans cette direction. Nous avons déjà un pied dans ce monde et, malheureusement, je ne vois pas que nous puissions retenir l’autre d’y glisser.
[1] Dans cette ville d’Ontario, en mai 2002, les eaux potables sont contaminées par une souche mortelle de la bactérie E. coli. Sept personnes perdront la vie, des milliers d’autres souffriront de maux divers. Le drame fait ressortir les failles du système de contrôle de l’eau potable, éclaboussant au passage le gouvernement de Mike Harris.
[2] Dépêche de l’AFP du 9 juillet 2004, reprise notamment par Libération (10-11/07/04) : « Patrick Le Lay, décerveleur »