Autour de Noam Chomsky et d’Edward Herman
Le modèle propagandiste des médias
par Normand Baillargeon
En 1988, il y a donc bientôt 20 ans, Edward Herman et Noam Chomsky publiaient Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media.
L’ouvrage a depuis acquis une grande renommée et est devenu une sorte de classique dans le domaine de l’étude des médias de masse.
Rappelons d’abord les grandes lignes du modèle d’analyse des médias qui est proposé dans Manufacturing Consent. Ce modèle ayant suscité de très nombreuses discussions critiques – certaines mesurées et constructives, d’autres brouillonnes et polémiques –, nous en évoquerons ensuite quelques-unes.
Le modèle propagandiste
Manufacturing Consent s’ouvre (chapitre 1) sur la description de ce que les auteurs appellent un « modèle propagandiste » des médias. À quoi renvoie cette expression ? Ce modèle est « propagandiste », en ce sens que les auteurs soutiennent que les grands médias de masse « servent à mobiliser des appuis en faveur des intérêts particuliers qui dominent les activités de l’État et celles du secteur privé [et que] leurs choix, insistances et omissions peuvent être au mieux compris – et parfois même compris de manière exemplaire et avec une clarté saisissante – lorsqu’ils sont analysés en ces termes. » (p. xi)
C’est ensuite un « modèle », parce qu’il se propose d’identifier des variables – celles qui seront retenues sont, comme on va le voir, structurelles – qui permettront de rendre compte de ce fonctionnement, de ces « choix, insistances et omissions » et de leur systématicité. Ces variables – il y en a cinq – sont présentées comme autant de « filtres ». Les voici.
– Le premier filtre est celui que constituent la taille, l’appartenance et l’orientation vers le profit des médias. Nous sommes donc ici invités à noter que les médias sont des corporations ; qu’un nombre très restreint d’entre celles-ci, gigantesques, contrôlent désormais la presque totalité des médias ; et que ces corporations ont pour finalité, par définition, de générer des profits ;
– Le deuxième filtre est celui de la dépendance de ces médias envers la publicité, laquelle constitue, comme on sait, leur première et principale source de revenus ;
– Le troisième filtre est celui de la dépendance des médias à l’égard de certaines sources d’information : le gouvernement, les entreprises elles-mêmes par définition notamment par le biais des firmes de relations publiques dont l’importance est croissante par définition les groupes de pression, les agences de presse. Tout cela crée, par symbiose, une sorte d’affinité autant bureaucratique qu’économique et idéologique entre les médias et ceux qui les alimentent, affinité née de la coïncidence des intérêts des uns et des autres ;
– Le quatrième filtre est celui des « flaks », c’est-à-dire des critiques qui sont adressées aux médias et qui servent à les discipliner – les plus influentes d’entre ces critiques étant celles qui émanent des institutions dominantes ;
– Le cinquième et dernier filtre est constitué par l’anticommunisme des médias ainsi que par la prévalence, en leur sein, d’une idéologie favorable au libre marché.
Un exemple
L’analyse, on l’aura compris, se centre sur le cas des médias des États-Unis et Herman et Chomsky étudient donc, dans Manufacturing Consent, divers événements couverts par les médias de ce pays et s’efforcent de montrer que ce qu’on découvre est très largement conforme aux prédictions du modèle. Cela est très important : ce modèle permet en effet de faire des prédictions, ce qui rend possible sa mise à l’épreuve empirique. On peut alors constater si ces prédictions sont avérées, mener des études comparatives, et ainsi de suite.
Donnons un exemple, étudié au chapitre 2, où les auteurs comparent les traitements médiatiques respectivement accordés à un événement et à une série d’événements. L’événement est le meurtre, commis par des policiers, en 1984 en Pologne communiste, du prêtre Jerzy Popieluszko. Ce meurtre a été résolu, les coupables ont été arrêtés, jugés et emprisonnés. Mais, on s’en souviendra, la Pologne communiste, pour le gouvernement Reagan, est une composante de l’« Empire du mal »
La série d’événements, ce sont les meurtres de cent religieux et religieuses, au nombre desquels se trouvent des personnalités importantes et en vue, dont Oscar Romero, archevêque de San Salvador, ainsi que quatre religieuses états-uniennes assassinées et violées, toujours au Salvador. Les coupables, cependant, sont cette fois des membres des « forces de sécurité » ayant l’appui du gouvernement américain et ces meurtres, survenus entre 1964 et 1985, ont été commis dans des pays aux gouvernements alliés.
Le modèle propagandiste permet d’avancer des prédictions quant à la couverture qui sera faite par les médias américains de cet événement et de cette série d’événements. Ce qu’on observe alors est remarquablement conforme aux prédictions du modèle. Le premier meurtre est dénoncé sans relâche, décrit dans ses sordides et sanglants détails, rapporté au régime au pouvoir en Pologne, voire à l’URSS. Les autres, a contrario, sont, qualitativement et quantitativement, traités avec beaucoup de retenue, d’occultations et d’omissions. Manufacturing Consent propose (p. 40-41) un saisissant tableau comparant la couverture du premier meurtre et celle des cent autres : j’y renvoie les personnes intéressées à en savoir plus.
La thèse de Manufacturing Consent, on l’aura compris, est que ce sont les filtres, comme autant de conditions structurelles, qui ont conduit à ce résultat – les médias ayant par exemple tendu à accepter la présentation de l’information mise de l’avant par le gouvernement.
Notons en outre qu’on peut, sur ce cas précis, voir à l’œuvre ce procédé que les auteurs appellent « dichotomisation » et qui résulte de l’application à l’information et à sa présentation d’un double standard. C’est lui qui fait qu’on tendra, par exemple, à présumer d’emblée de la bonne foi du gouvernement et de ses alliés, qui souhaitent parvenir à établir la paix, promouvoir la démocratie, lutter contre le terrorisme, mais à ne pas adopter les mêmes prémices pour ceux qui sont désignés comme dangereux ou comme des ennemis par les institutions dominantes.
Contre les simplifications abusives et les contresens
La littérature sur les thèses avancées dans Manufacturing Consent est très abondante et on ne peux guère l’aborder ici. Il semble cependant utile de dire que si bon nombre de commentateurs ont apporté des critiques valables et importantes, d’autres ne s’élèvent guère au-delà de l’attaque ad hominem ou relèvent du contresens ou de la simplification abusive.
C’est ainsi qu’on a voulu faire de Chomsky et Herman des adeptes d’une théorie de la conspiration, contre laquelle ils avaient pourtant pris le plus grand soin de se positionner. Ce type d’interprétation a notamment fleuri en France, où Chomsky est depuis longtemps victime de ce que nous nous bornerons à appeler l’atmosphère intellectuelle bien particulière qui règne en ce pays. Lui et Herman ont aussi eu à souffrir d’une traduction singulièrement brouillonne et bâclée de Manufacturing Consent.
On a encore reproché aux auteurs de ne pas tenir compte de certains facteurs jugés importants pour comprendre les médias. Mais on se méprend alors sur le sens de leur travail. Herman et Chomsky procèdent en effet, mutatis mutandis, comme on le fait en sciences naturelles, c’est-à-dire par : adoption de principes permettant de sélectionner des faits jugés centraux dans la masse autrement informe des données que fournit l’expérience ; construction de schémas explicatifs ; mise à l’épreuve de ces schémas par confrontation avec l’expérience. Une telle approche, par définition, néglige certains facteurs afin d’isoler des variables présumées – à tort ou à raison – être plus importantes.
Finalement, on n’a pas assez noté que Chomsky et Herman ont voulu éviter non seulement l’écueil conspirationniste qui explique le fonctionnement des médias par l’intention des acteurs, mais aussi la facilité de certaines analyses fonctionnalistes qui expliquent leur fonctionnement par de vaporeuses généralités (« contribuer au fonctionnement du capitalisme », « propager l’idéologie dominante », et ainsi de suite).
Pour ce faire, inspirés des travaux en économie et en organisation industrielle, ils ont privilégié une hypothèse interactionniste (i.e. ni individualiste, ni holiste, sur le plan méthodologique) et pour laquelle la structure définit la variabilité possible des comportements, tandis que ceux-ci et la structure permettent conjointement de définir la performance effective des acteurs. Ce type d’analyse a ses mérites, mais il laisse dans l’ombre – et on peut le déplorer – le travail journalistique au quotidien ainsi que toute la question de l’impact et de la réception de ce qui est avancé dans les médias.
Discuter de ces questions nous entraînerait très loin. En bout de piste, cependant, il reste ceci que Chomsky et Herman, deux chercheurs dont le premier centre d’intérêt n’est pas l’étude des médias, offrent l’exemple étonnant d’auteurs qui publient plus sur la question que la plupart d’entre ceux dont c’est le travail ; que leurs ouvrages constituent un apport désormais incontournable au domaine ; enfin, et c’est ce qui est le plus important, que leurs travaux sont lus par le grand public qui comprend ce dont on lui parle, tandis qu’on s’adresse à lui sans complaisance, sans démagogie, mais aussi sans surthéorisation artificielle. Les spécialistes de l’étude des médias devraient prendre bonne note de tout cela, le méditer et en tirer leçon.