André Corten
Journal en souffrance, chroniques d’une pauvreté durable
lu par Jacques Pelletier
André Corten, Journal en souffrance, chroniques d’une pauvreté durable, Montréal, Fides, 2006.
Vivre la « pauvreté durable »
Depuis plus de quarante ans, André Corten arpente inlassablement la planète et plus particulièrement l’Afrique et l’Amérique latine, terrains privilégiés de ses enquêtes consacrées à la misère du monde, aux formes diverses qu’elle prend selon les continents et les pays, à la signification que lui attribuent ceux qui en sont les victimes. Son regard n’est pas celui du touriste en quête d’exotisme, mais plutôt celui du scientifique qui veut comprendre cette réalité centrale de notre époque, celui aussi du militant qui juge cette situation de misère généralisée intolérable et qui invite à la combattre sur le terrain où elle se situe d’abord : celui du politique.
C’est le bilan de sa longue expérience que nous offre son Journal en souffrance consacré à l’évocation de la « pauvreté durable » qui caractérise aujourd’hui la condition concrète d’existence d’environ la moitié des êtres humains pendant qu’une minorité, dépossédée davantage encore, vit sous l’emprise infernale d’une faim incessante qui ronge, comme un acide, leur corps et détruit leur esprit. Cette réalité effroyable ne nous est pas donnée à lire ici sous la forme d’informations chiffrées, de tableaux statistiques, d’évocations apocalyptiques, mais de l’intérieur, telle qu’elle est vécue et éprouvée par ceux dont elle constitue le lot quotidien et sur le mode d’un récit mémoriel directement lié aux souvenirs de l’auteur.
Corten fait bien voir que les rapports à la souffrance sont multiples et variés, allant du fatalisme le plus résigné à la résistance individuelle et/ou collective, en passant par la colère autodestructrice ou la sublimation religieuse. En cela, ce témoignage s’offre aussi comme une réflexion, elle-même nourrie par une recherche empirique de terrain qui lui fournit à la fois un matériau et une inspiration. Elle emprunte par moments la forme d’une description monographique, à d’autres celle du récit historique et enfin celle des histoires de vies qui incarnent sur le plan singulier une expérience plus générale liée au groupe ou à la classe sociale d’appartenance.
L’ouvrage s’ouvre ainsi sur une évocation de type sociographique de l’Algérie telle que l’a perçue l’auteur lors d’un séjour prolongé au milieu des années 1970 à titre de maître de conférences à l’Université d’Oran. La révolution algérienne, qui a tout juste une dizaine d’années, apparaît déjà essoufflée, impuissante à trouver des solutions aux problèmes engendrés par les pénuries alimentaires, l’absence de logements en nombre suffisant, la concentration des populations rurales en surnombre dans les villes. Inconfortables dans un présent qui s’avère étouffant, incapables d’affronter un avenir qui se dérobe, les Algériens se montrent passifs, résignés, vivant dans un état de torpeur qui s’apparente à un véritable « exil intérieur ». Celui-ci sera finalement dépassé, mais négativement, dans les guerres fratricides et les massacres qui marqueront la dernière décennie, autre échec, dans le sang cette fois, d’un processus révolutionnaire bloqué depuis longtemps. La passivité habitant les Algériens est liée à un empêchement qui n’est pas seulement politique et social mais aussi culturel, fruit pervers et pourri de la situation coloniale. On ne la retrouve pas par exemple au Mexique qui connaît pourtant une misère équivalente, fait remarquer Corten, ce pays apparaissant comme un chantier en ébullition porté par une dynamique fondée sur un activisme et une débrouillardise qu’on peut lire comme l’envers de la résignation algérienne.
Ce type d’analyse sociologique imprègne également les descriptions de la nouvelle forme d’esclavage mo-derne que représentent les plantations de canne à sucre en République Dominicaine durant les années 1970 et au Brésil aujourd’hui. Elle sous-tend l’évocation de la condition des chômeurs militants – les piqueteros – et des chiffonniers – les cartoneros – en Argentine qui incarnent le refus de s’accommoder de la domination, à travers l’action directe pour les premiers, à travers le parasitisme productif pour les seconds. On la retrouve aussi dans la description de la mégaville de Soweto en Afrique du Sud, quadrillée comme un camp de concentration, ne possédant ni centre-ville, ni espace vert, ne comportant en tout et pour tout, note un Corten attentif, qu’une seule rue ombragée. Formée par l’agglomération de centaines de milliers de petites maisons toutes semblables, véritables boîtes d’allumettes, sans aucune originalité, sans jardins et sans arbres, l’immense ville-dortoir se présente comme un espace urbain aussi désertique que populeux, symbolisant tragiquement la séparation raciale créée par le régime d’apartheid qui a caractérisé l’histoire contemporaine de ce pays.
À d’autres moments, l’auteur privilégie une approche relevant davantage de la perspective historique. Pour comprendre la folie homicide, le délire génocidaire qui se sont emparés des Rwandais au printemps et à l’été l994 par exemple, il fait intervenir les facteurs sociaux et politiques ayant précipité la crise et qui éclairent, du moins en partie, ce qui échappe par ailleurs à l’entendement et demeure proprement inexplicable. De même, il tente de rendre compte d’une certaine mentalité haïtienne, constituée d’une alternance entre résignation et agressivité irrationnelle, à la lumière de l’expérience indélébile de l’esclavage ; aboli juridiquement, ce régime a laissé des traces si profondes chez ceux qui en furent les victimes et chez leurs descendants qu’il imprégnerait encore aujourd’hui leurs attitudes et leurs comportements (tant sur le mode de la passivité extrême que sur celui de la fureur sanguinaire).
Ce sont là deux exemples prélevés sur un corpus plus large qui illustrent la méthode suivie par Corten. Elle associe la description sociographique, le récit historique, les histoires de vies et les notations impressionnistes de l’auteur dans une représentation globalisante de la pauvreté et de la condition de souffrance insupportable qui en découle pour ceux qui la subissent. D’autant plus insupportable qu’elle n’est pas le produit d’un caprice de la nature ou du hasard, mais bien la conséquence d’une domination et d’une exploitation sociales et économiques qui représentent, selon les termes de l’auteur, un véritable « mal politique ». Ce « mal » appelle bien sûr une solution elle aussi politique, que ne peuvent fournir les religions, si bien intentionnées soient-elles, et encore moins « l’industrie de la compassion », sensible aux effets mais non aux causes de la misère du monde qu’elle contribue à créer à travers certaines de ses institutions, comme la Banque mondiale par exemple. Le livre remarquable de Corten, parmi d’autres vertus signalées trop rapidement ici, a le grand mérite de nous le rappeler.