Résistances et médias alternatifs *
par Nicolas Lefebvre-Legault
« Il ne peut y avoir de véritable progrès social au Québec sans un journal qui traite des problèmes du peuple »
– Michel Chartrand
Pour rompre l’isolement et la marginalité, il faut pouvoir passer du je au nous. Voilà qui est évidemment plus facile à dire qu’à faire. Dans cette bataille de tous les instants pour faire émerger un (ou plusieurs) sujet collectif, sans lequel il n’y a pas de transformation sociale possible, les médias alternatifs peuvent être une arme puissante. À cet égard, voici quelques éléments de réflexion sur le rôle des médias alternatifs dans les luttes sociales et les mouvements d’opposition.
Dialogue de sourds
Il n’y a rien de plus frustrant pour les artisanes des médias alternatifs que de constater que leurs « alliés » – groupes communautaires, syndicats, associations étudiantes, etc. – ne les prennent pas au sérieux et réservent leurs communiqués et leurs analyses, quand ce n’est pas carrément leurs campagnes de pub, à la concurrence. À quoi bon se fendre en quatre pour produire un journal, animer un site web, tenir à bout de bras une radio, voire, dans certains coins, une station de télé, si les principaux mouvements sociaux les ignorent dans leurs stratégies de communication ?
On peut difficilement en vouloir à ces groupes militants. L’essentiel de la communication des mouvements sociaux s’inscrit dans une stratégie de rapport de force et vise à marquer des points dans l’opinion publique. Normal dans ce contexte de chercher à rejoindre le plus de gens possible et d’attaquer l’ennemi sur son propre terrain. Dans les luttes, le timing est vital : quand un groupe envoie un communiqué sur une action en cours, c’est pour être couvert le jour même ou le lendemain, pas un mois plus tard !
À l’inverse, les militantes des mouvements sociaux sont tout aussi frustrées quand les médias alternatifs ne reprennent pas in extenso leurs communiqués et leurs articles. À quoi bon avoir des médias alternatifs s’ils les traitent comme la « grande » presse, se montrent très critiques et prennent leurs distances par rapport au discours militant ?
Remarquez, encore là, on peut difficilement en vouloir à ces médias alternatifs. La prose militante est bien souvent indigeste, lénifiante, acritique ou digne de la langue de bois. Les « articles » des groupes sont rarement autre chose que des communiqués ou, pire, des info-pub. Personne ne veut lire un journal de « plogues », que ce soit Écho-vedettes ou Écho-militants…
À quoi servent les médias
Si, sauf rare exception, les médias alternatifs sont inutiles dans le feu de l’action, à quoi peuvent-ils donc servir ? Même s’ils n’ont en général pas les moyens d’appuyer directement et en temps opportun les mouvements sociaux, encore moins de les initier, les médias alternatifs sont importants avant, pendant et après les épisodes de luttes sociales.
Engluée dans une perspective de rapport de force, ou de critique tous azimuts, la gauche perd souvent de vue pourquoi, à la base, les gens lisent, regardent et écoutent différents médias. Il s’agit bien sûr de s’informer et de se divertir mais aussi de partager un espace culturel permettant de participer à la vie sociale (en caricaturant : pour savoir de quoi jaser avec les proches, les collègues et les amies). Même la presse d’extrême gauche, qui s’adresse à un petit cercle de convaincus, n’échappe pas à ce phénomène. C’est juste que son lectorat, et donc son espace culturel, est infiniment plus restreint que celui des quotidiens de Quebecor.
Un espace culturel alternatif
L’essentiel du problème de la gauche est là : l’espace culturel commun est balisé et dominé par la droite. Les médias alternatifs sont surtout là pour ouvrir un espace culturel différent, le faire partager et diffuser des schèmes de référence commun. Cet espace culturel, aussi restreint soit-il, est l’un des rares lieux de contestation du discours dominant, l’un des rares endroits, aussi, où les acteurs des luttes ne doivent pas surmonter un préjugé défavorable et sont traités équitablement. La présence constante de médias alternatifs dans un milieu donné permet une certaine « sédimentation » des idées des mouvements sociaux dans la population. Ce qui fait que lorsqu’éclate une lutte sociale, les militantes ne partent pas de zéro : une partie de leurs arguments sont déjà connus.
Cela peut s’avérer crucial devant une offensive idéologique. Il serait sans doute intéressant de comparer sous cet angle les mouvements syndicaux et étudiants. Dans quelle mesure la présence d’une vigoureuse presse étudiante a-t-elle permis aux grévistes de 2005 de tenir le coup face à l’offensive médiatique alors que, du côté syndical, le projet de grève sociale contre Charest n’a jamais abouti ? Sans compter que toutes les grandes grèves des dernières années se sont fait démolir dans les médias, sans possibilité de répliquer, anéantissant ainsi le moral des grévistes et menant à de cuisantes défaites.
Cela dit, créer un espace culturel alternatif ne sert pas à grand chose si les gens continuent de se sentir isolés et impuissants. Le modèle médiatique dominant réussit le tour de force de marginaliser des positions qui sont pourtant majoritaires dans la population. Par exemple, sur la question du « modèle québécois » : la majorité de la population serait plutôt social-démocrate, si on en croit les sondages. Pourtant, on ne le devinerait pas à voir les médias qui sont majoritairement néolibéraux. À force de ne jamais voir leur opinion reflétée dans les médias (et de se faire faire la morale par chroniqueurs et éditorialistes), les gens en viennent à croire qu’ils sont marginaux et qu’ils sont les seuls à « avoir ces idées de fou là ».
Passer du je au nous
Les mass-médias, notamment parce qu’ils traitent l’information à partir d’une réalité de classe spécifique, qui n’est pas partagée par la majorité de la population, sont aliénants, c’est-à-dire qu’ils renvoient une image d’un monde qui nous est étrangère. Les journalistes, avec le style « objectif » qui leur est propre, renforcent ce sentiment d’étrangeté puisqu’ils parlent toujours « des autres ». Mais il y a plus : les mass-médias sont largement « déterritorialisés ». Le Journal de Québec par exemple (soyons chauvins !), est de Québec, mais personne n’est en mesure de dire où à Québec. Il couvre tout comme si c’était « ailleurs ». Qui n’a pas eu un sentiment d’étrangeté quand « son » quartier fait la manchette ? Sous l’œil des médias, on ne reconnaît plus les lieux du quotidien, on se croirait presque ailleurs. Et on y est : ça pourrait être n’importe où.
A contrario, les médias alternatifs sont presque toujours inscrits dans une « communauté naturelle », qu’elle soit géographique, sociale ou politique. L’ancrage des médias alternatifs permet de rassembler et de tracer une ligne : il y a « nous » et « eux ». Voilà comment ils peuvent favoriser un passage du je au nous.
Partir des préoccupations des gens
Pour que ça marche, encore faut-il que les gens aient de bonnes raisons de lire, écouter ou regarder les médias alternatifs. Malheureusement, l’information, la matière première des médias tout court, est trop souvent absente ou peu présente dans les médias alternatifs. L’opinion, l’éditorial, l’analyse, le « moi-je-pense-que », c’est bien, mais c’est nettement insuffisant, un média ne peut pas être que ça. Ça prend de la chair autour de l’os : des nouvelles, des reportages, des portraits, des entrevues, de la vie quoi.
Les mass-médias sont bourrés d’information, mais ce n’est pas une information qui touche la majorité de la population dans son quotidien. C’est cliché mais nous ne sommes pas tous des petits-bourgeois du Plateau Mont-Royal (et nous n’avons pas tous de l’argent placé en bourse…). L’information médiatique est spectaculaire et n’est que rarement mise en contexte. Finalement, c’est une information qui parle de tout sauf du « monde ordinaire » (à part dans les faits divers), de nos luttes et de nos préoccupations autres que triviales.
Il y a un aspect « service public », presque pédagogique, dans le travail d’information qui doit être repris par les médias alternatifs. Tout un pan de la réalité, à commencer par l’information locale, échappe aux mass-médias. À nous de nous y engouffrer. Il faut couvrir ce qui n’est pas couvert. Dans le même ordre d’idée, les mouvements sociaux et la gauche sont peu et mal couverts dans les mass-médias, à nous de faire le travail. Qu’est-ce qu’on attend pour s’y mettre ? Il est plus que temps que les média-activistes se prennent au sérieux…