Pierre Bourdieu
Sur la télévision
lu par Mouloud Idir
Pierre Bourdieu, Sur la télévision, suivi de L’emprise du journalisme, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1996
Que dire de ce livre et de l’auteur ? Penseur de la « domination », toute l’œuvre de Bourdieu est travaillée, animée, tourmentée, par un scandale : le fait que l’injustice sociale ne soit pas reconnue par ceux-là même qui la subissent, que la domination leur paraisse pour l’essentiel naturelle. Que dire à cet égard de la télévision qui constitue le média le plus important de nos jours ? Contribue-t-elle à naturaliser des formes de domination invisibles et illisibles ? Bourdieu répondrait ainsi : « Il y a des locuteurs obligés qui dispensent de chercher qui aurait quelque chose à dire vraiment. La télévision a une sorte de monopole, de fait, sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population ». Elle est une sorte de pouvoir venu d’en haut (Adorno) et qui exerce continûment son « emprise », ajoute le regretté sociologue. Le livre, par ailleurs, comporte un important chapitre sur le journalisme et les contingences qui s’imposent à lui. On en retient la chose suivante : ce qui paraît le plus important, s’agissant de comprendre la production de l’information, c’est que les journalistes n’en sont que les producteurs apparents. L’information est un produit collectif. Le journaliste est le point d’application de contraintes multiples, son travail étant en quelque sorte la résultante de toutes les forces qui pèsent sur lui.
Beaucoup trouvent la radicalité de Bourdieu de mauvais aloi et ses analyses empreintes de trop d’assurance au point d’être « déterministes ». À ce questionnement, la réponse est incontestablement tributaire de la sensibilité manifestée par le philosophe Jacques Bouveresse. Ce dernier écrit : « je me suis souvent demandé pourquoi Bourdieu avait toujours, dans sa démarche intellectuelle, le pied aussi sûr. Et une des réponses qui me viennent à l’esprit est celle qui est suggérée par Robert Musil, quand il dit de son héros Ulrich, dans L’Homme sans qualités, qu’il avait pratiqué la science dans l’esprit du grimpeur, qui sait que le pied le plus sûr est toujours celui qui est le plus bas placé. Si Bourdieu avançait, dans tous les domaines, d’un pas aussi sûr, je crois que c’est parce qu’il avait toujours au moins un pied beaucoup plus bas que les autres et en particulier que les philosophes, je veux dire un pied posé beaucoup plus bas dans la réalité sociale et la réalité tout court. » [1]
[1] L’Humanité, 4 février 2002.