Dans l’Argentine de Kirchner
Retour à la normalité ?
par Pierre Mouterde
Villa Lugano, dans la banlieue sud de Buenos-Aires, le 13 août.
Pour parvenir, depuis le centre de Buenos-Aires, à Villa Lugano, il faut entreprendre un long parcours en autobus puis emprunter un petit train de banlieue, et quand on franchit les limites mêmes de la capitale – aux allures de ville encore européenne et prospère – voilà que le décor change du tout au tout. Comme si soudain le paysage revêtait les traits de « l’Amérique latine du dénuement » : terrains vagues, bâtiments défraîchis, quartiers populaires appauvris se transformant vite en leurs marges en de véritables villas miserias. Un peu plus au sud, c’est pire encore. Ce ne sont plus qu’usines fermées, infrastructures industrielles à l’abandon, routes défoncées, grappes de bidonvilles se multipliant jusqu’à l’horizon. L’impression d’un pays dévasté avec les stigmates de la misère installée partout : eaux usées stagnantes, égoûts à ciel ouvert, cabanes de planches disjointes, toîts de tôles rouillées, tas d’ordures pestilentiels.
Crise profonde
C’est que le grand Buenos-Aires n’est plus ce qu’il était. Depuis la fin des années 90, sous le coup des politiques néolibérales menées par le président Menem, le pays est entré en crise profonde, perdant une grande partie de son traditionnel parc industriel, s’enfonçant dans la récession, ne montrant jusqu’à présent que peu de signes de récupération.
Ainsi, en ce mois d’août 2003, 54,7 % de la population argentine vit en dessous de la ligne de pauvreté, et 26,3 % (plus d’une personne sur quatre) se trouvent en état de pauvreté absolue. De leur côté, les taux réels de chômage restent très élevés. Officiellement on compte 15,6 % de chômeurs, mais c’est sans y faire figurer ceux et celles qui, chefs de famille, reçoivent de faibles allocations de soutien du gouvernement (l‘équivalent de 75 dollars canadiens par mois). Autrement, les taux monteraient à plus de 21 %.
A Villa Lugano, sorte de bidonville construit en dur où s’entassent près de 5 200 familles, le Mouvement des travailleurs sans emplois Anibal Veron (MTD Anibal Veron), un groupe fort connu de piqueteros, a pris en charge l’organisation d’une cuisine collective et d’une petite boulangerie artisanale. Dans le fond d’une petite cour : un feu de bois autour duquel s’activent quelques femmes, hommes et enfants. Plus loin, dans une minuscule salle attenante : un four électrique, quelques moules et outils de base, rien de plus. À midi, plus de 50 personnes (dont une bonne partie d’enfants) viendront y prendre leur repas. Le manque est tel que c’est l’État qui, sous forme d’allocation ad hoc, finance une partie des aliments de base utilisés (polenta, riz, fèves).
Et justement ce matin, c’est ce qui fait problème. Le groupe des piqueteros de ce quartier n’est pas encore parvenu, en dépit de multiples demandes, à être subventionné pour recevoir un peu de viande. Et ils se sont réunis pour préparer une de leurs traditionnelles actions : un blocage de route ou de rue, afin de faire pression sur les autorités municipales. La discussion va bon train sur les tâches à accomplir, la tactique à suivre pour le lendemain.
Un mouvement social étonnant
Etonnant, ce mouvement de piqueteros ! Surgi comme une réponse à la violente crise économique, sociale et politique qui a emporté l’Argentine à partir de la fin des années 90, il est devenu un acteur social central dans cette période si agitée. Composés d’ex-travailleurs industriels (et de leurs familles), mis à pied et se trouvant brutalement dépossédés de tout (sans travail, ni allocation, ni syndicats les défendant), il s’est d’abord fait connaître par ses modes d’action hors norme : le blocage de routes et de ponts, l’occupation et la résistance directe et acharnée aux diktats des autorités et de la police, la volonté de changements révolutionnaires (« qu’ils s’en aillent tous »).
Bien vite cependant, les piqueteros se sont caractérisés aussi par leur habilité à s’organiser collectivement sur le mode de l’auto-organisation (cuisines collectives, centre de santé, alphabétisation, etc.). Parvenant en même temps à ce que le gouvernement les reconnaissent et leur alloue une aide financière mensuelle de survie. Le mouvement rassemble aujourd’hui plus de 100 000 personnes, regroupées en une dizaine de courants (la grande majorité reliée à des partis politiques de gauche ou d’extrême gauche).
Mais s’il reste une force active et militante décisive, il n’en demeure pas moins à la recherche d’un second souffle. N’ayant pas pu s’unir durablement autour d’un programme stratégique commun, ni se rassembler derrière un projet politique de gauche unitaire, il paraît avoir peine à peser sur la nouvelle conjoncture politique.
La surprise Kirchner
Car l’Argentine – avec l’arrivée à la présidence de Nestor Kirchner en mai dernier – semble entrer dans une période de normalisation politique où les mouvements sociaux les plus actifs et la gauche ont de la difficulté à trouver une place à la hauteur de leur aspiration au changement. Hésitant sur la stratégie de fond à adopter : l’affrontement direct (comme dans le passé avec les présidents De La Rua ou Duhalde) ou le soutien critique ? Et comment ?
Le premier tour des élections à la mairie de Buenos-Aires le 24 août dernier, en est un bon exemple. Il n’a pas été boycotté par la grande majorité de la gauche. Au contraire ! Mais ce sont les candidats de la droite dure (Macri, 37 %) et du centre droit (Ibarra, 34 %) qui sont arrivés en tête, laissant loin derrière Luis Zamora, le candidat fétiche de la gauche (12 %) ainsi que la multitude de petites organisations de gauche et d’extrême gauche qui se sont présentées en ordre dispersé et n’ont récolté (toutes ensemble) que près de 2 % du vote.
C’est que depuis 100 jours, le président Kirchner surprend tout le monde. Bien que provenant de la classe politique traditionnelle (le péronisme) et se targuant de la confiance des USA et du FMI, il n’a cessé de multiplier les mesures radicales : renvoyant le haut commandement militaire, mettant fin aux lois d’impunité, refusant d’augmenter les tarifs d’eau et d’électricité, négociant apparemment dur avec la Banque mondiale. Allant ainsi – sans être officiellement de gauche – beaucoup plus loin, par exemple, que Lula du Parti des travailleurs du Brésil ou Lagos du parti socialiste chilien.
Est-ce seulement une approche tactique, le moyen pour lui – en s’appuyant sur certaines aspirations populaires – de gagner un espace vis-à-vis des caciques de son parti d’origine ? Est-ce plus ? Est-ce parce que – comme plus d’un observateur me l’ont confié – l’Argentine a touché le fond et qu’encore agitée par de puissants mouvements sociaux, elle n’a plus rien à perdre ? Il reste difficile à l’heure qu’il est d’avancer un quelconque pronostic, indice de plus des incertitudes qui taraudent l’avenir de ce pays !