Quelles perspectives pour la solidarité avec le Moyen-Orient ?
Une entrevue avec Rachad Antonius
Rachad Antonius est sociologue et mathématicien. Solidaire de la cause palestinienne, il est membre de l’organisme Parole arabe. À bâbord ! lui a demandé de partager avec nous ses réflexions sur les enjeux de la solidarité avec le peuple palestinien, mais aussi avec celui d’Irak, dans le contexte des « deux occupations ».
À bâbord ! : Comment définissez-vous la situation actuelle au Moyen-Orient ?
Rachad Antonius : Je décrirais la situation au Proche-Orient comme en étant une de domination totale de la droite américaine, en coordination active avec les pouvoirs dominants en Israël et leurs appuis aux États-Unis, dans un contexte où les pouvoirs dans les sociétés arabes sont désarticulés et réduits à l’impuissance. « Impuissance » dans le sens d’incapacité totale d’agir sur leurs propres destinées, en conformité avec leurs intérêts. Les élites au pouvoir dans les sociétés arabes sont divisées. Une partie considère que leurs intérêts coïncident avec ceux des États-Unis. Mais une autre partie considère que les États-Unis nuisent à leurs intérêts, mais ils ne sont pas en mesure de mettre en échec les stratégies de domination de la région par les États-Unis et Israël, et cette partie de l’élite collabore avec les États-Unis à reculons, quelques fois avec un double langage. La grande majorité du peuple, en revanche, est critique des États-Unis mais ne voit pas la façon de s’en affranchir... sauf par un repli identitaire et religieux qui ne lui permet pas, lui non plus, de dépasser la situation.
Si j’ai insisté pour nommer Israël, c’est que ce dernier participe très activement à la stratégie américaine. Vous savez peut-être que le « vice-roi » nommé par les États-Unis pour gouverner Bagdad, Paul Bremer, outre son engagement passé au côté de la droite israélienne, s’est empressé de proposer le contrat exclusif des réseaux de téléphones cellulaires en Irak à une société israélienne de télécommunications qui travaille étroitement avec l’armée israélienne, mais il a dû reculer suite aux pressions. On sait aussi que les Israéliens ont déjà implanté un institut d’observation sociale, politique et économique à Bagdad.
La domination par les États-Unis des élites au pouvoir dans le monde arabe est presque totale, et les alternatives à cette domination ne parviennent pas à s’affirmer. Les États-Unis sont engagés dans une entreprise très agressive de restructuration politique de l’ensemble de la région. Ils vont essayer de faire de l’Irak une vitrine : démocratie en surface, pluralisme, libéralisme contrôlé dans certains domaines, mais contrôle des facteurs « macro », je veux dire des facteurs qui permettent de soumettre l’ensemble de la région aux intérêts stratégiques américains.
ÀB ! : Mais, selon vous, quels sont ces intérêts ?
R.A. : Ces intérêts sont tant politiques et géostratégiques (n’avoir que des régimes soumis aux intérêts américains et ne contestant pas leur présence sur le terrain), qu’économiques et militaires. L’accès au pétrole, et sa gestion de façon globalisée, est l’un des enjeux de ce contrôle. La capacité d’en priver les systèmes économiques d’Europe et d’Asie en est une composante. À long terme, les Irakiens et l’ensemble des Arabes vont y perdre, mais à court terme, certains d’entre eux vont y voir un répit des systèmes autoritaires auxquels ils étaient soumis, et auront tendance à minimiser les dangers à long terme (de même que nous, on a tendance à ne pas comprendre le ras-le-bol que ces peuples ressentent face à leur oppression au quotidien par leurs propres régimes).
Ce qui est grave, c’est que les États-Unis sont en train de mettre en place des conditions que j’appellerais « structurantes ». Cela signifie qu’une fois ces conditions mises en place, les acteurs n’auront d’autre choix que de s’allier au nouveau Maître et de renforcer sa présence s’ils veulent continuer à exister. Le système qui en résultera, tout boiteux qu’il soit, s’en trouvera renforcé à moyen terme. Car à mesure que des élites économiques et politiques se développeront en son sein, elles auront intérêt à ce qu’il se perpétue, puisque c’est dans le cadre de ce système que leur pouvoir aura été constitué. C’est un peu un prolongement de ce qui s’est passé pendant et après la Première guerre mondiale : l’empire Ottoman a été démantelé, les frontières politiques ont été profondément transformées, et des systèmes qui semblaient stables ont été érigés. La Grande-Bretagne a obtenu de la Société des Nations le mandat de permettre la création, sur la terre de Palestine, d’une entité politique qui serait un « foyer national » pour les Juifs du monde entier, et c’est ce mandat qui a abouti à la destruction de la société palestinienne d’avant 1948. L’auteur David Fromkin a intitulé son livre sur l’ordre régional qui a suivi la première guerre mondiale A Peace to End All Peace. Je crois que l’on est dans une situation un peu similaire aujourd’hui. Si les États-Unis parviennent à imposer une paix à court ou moyen terme dans la région, cette paix sera porteuse de conflits encore plus sanglants dans le futur, car elle est fondée sur une violence inouïe, qui n’est possible que par la faiblesse présente des acteurs locaux.
ÀB ! : Face au portrait que vous dressez de la situation au Proche-Orient, quelles devraient être les demandes les plus pressantes des mouvements de solidarité, ou, dit autrement, pour quelles revendications faut-il se battre ?
R.A. : Je distingue entre les revendications, d’une part, et les conditions pour que ces revendications soient efficaces d’autre part. L’information solidaire est une condition qui permettra aux revendications d’avoir un impact. Les revendications elles-mêmes vont différer en ce qui concerne la Palestine, l’Irak, ou le Soudan par exemple.
Pour la Palestine, c’est simple : insister pour que le Canada déclare officiellement qu’il souhaite voir la fin de l’occupation de tous les territoires occupés en 1967, qu’il souhaite qu’Israël se retire de tous ces territoires. En ce moment, le Canada ne dit même pas cela. La position officielle du gouvernement canadien est que l’occupation est illégale, mais qu’il faut trouver la solution par consentement mutuel… Et comme les Israéliens ne consentent pas à mettre fin à cette occupation illégale, les officiels du gouvernement se lamentent que la situation est difficile !
Il faut aussi dire que même cette solution est injuste pour les Palestiniens, puisqu’ils abandonnent 78 % de leur territoire original à Israël. Mais ils sont prêts à faire ce compromis, et il est réalisable. À long terme, et peut-être même à moyen terme, il faudra bien considérer la possibilité d’un État non confessionnel, seule condition d’égalité de tous les citoyens peu importe leur religion, mais les protagonistes ne semblent pas encore être prêts pour cette solution …
ÀB ! : Et concernant l’Irak, quelles seraient ces revendications et les conditions pour qu’elles soient efficaces ?
R.A. : Il faudrait insister pour que le processus politique soit géré par les Nations Unies. En ce moment, les États-Unis veulent une caution internationale, mais non pas une gestion internationale. Donc ils veulent pouvoir faire ce qu’ils veulent, et avoir l’appui de la communauté internationale, sans permettre à cette communauté d’intervenir dans le processus de mise en place d’un gouvernement qui représente vraiment les intérêts des Irakiens et des Irakiennes. Et si les puissances internationales ne parviennent pas à forcer les États-Unis à effectuer ce changement, si la résistance locale ne parvient pas à rendre l’occupation suffisamment coûteuse pour que les États-Unis soient forcés de relâcher leur contrôle, il ne faudrait pas que le Canada cautionne le système que le gouvernement américain est en train de mettre en place. Par ailleurs, il y a des besoins humanitaires immédiats. La difficulté que l’on rencontre est de même nature que celle qui se posait quand le régime du parti Baas était au pouvoir : comment reconstruire l’infrastructure matérielle et sociale sans cautionner le régime en place ? Car l’occupant actuel utilise de plus en plus des méthodes similaires à celles du régime détruit : ils donne des bénéfices matériels à ceux qui collaborent avec lui, punit ceux qui ne le font pas, et gère les ressources matérielles dans le sens de ses intérêts et non pas de ceux de la population… Quoi qu’il en soit, il faudrait demander constamment au gouvernement canadien d’intervenir dans le sens du droit international, même si cela va à l’encontre des demandes qui lui sont faites par notre voisin d’en bas…
ÀB ! : La date historique du 15 février 2003, qui a vu des millions de personnes marcher partout à travers le monde contre la guerre, est apparue comme le « Seattle » du mouvement anti-guerre. Existe-t-il une convergence entre ce mouvement et le mouvement altermondialiste ?
R.A. : Il faut remarquer d’abord que le mouvement de solidarité envers les Palestiniens est quand même beaucoup plus faible que les protestations contre la guerre en Irak. Cette différence est due à plusieurs facteurs, mais selon moi elle est d’abord due au capital de sympathie dont jouit Israël dans les pays occidentaux. Mais cela nécessiterait une analyse séparée. Quant aux protestations contre la guerre en Irak, il y a plusieurs facteurs qui expliquent l’ampleur du phénomène. D’abord, il y a le fait que l’intervention anglo-américaine en Irak ne faisait pas consensus au sein des cercles dirigeants aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Les arguments pour la guerre n’étaient donc pas si convaincants au début, même parmi les cercles dirigeants. Les actions de protestation, qui ont d’abord été l’initiative des mouvements de solidarité et des mouvements altermondialistes, ont donc trouvé un écho dans la presse, parmi les intellectuels et parmi les politiciens. La protestation est donc devenue « légitime », et cela a permis au mouvement de s’élargir. Le facteur le plus important dans cela a été l’extraordinaire vitalité des mouvements de solidarité et des institutions de la société civile. La presse et les politiciens n’ont fait que suivre, mais le terrain était fertile. Et cette vitalité a été rendue possible et renforcée par cette jonction dont vous parlez, entre les mouvements altermondialistes et les mouvements anti-guerre. Cette convergence est le résultat d’une analyse : les deux groupes ont analysé la guerre comme étant un des moments forts de la globalisation, car la valeur stratégique de la région a été décuplée par la possibilité qu’elle offrait de permettre une gestion globalisée des ressources pétrolières, les néoconservateurs ayant opté pour l’imposition de cette globalisation par un coup de force. Une fois cette analyse faite, la convergence entre le mouvement anti-guerre et le mouvement altermondialiste devenait souhaitable et possible.
ÀB ! : Comment articuleriez-vous une stratégie globale de solidarité avec les peuples du Moyen-Orient ?
R.A. : Il faut comprendre d’où viennent les résistances à la solidarité avec les peuples du Moyen-Orient. Il y a le niveau de l’information sur ce qui se passe sur le terrain, où il y a des lacunes énormes. La déshumanisation des Palestiniens et l’écrasement brutal de leur société sont grandement sous-estimés, et toute tentative de faire connaître la vérité se heurte à un barrage de contre-vérités assez intimidant. Il y a ensuite le niveau des représentations générales des peuples arabes et de leur culture. Cette représentation est généralement négative, et cela est un obstacle réel au travail de solidarité. Il y a aussi l’absence d’un lobby pro-arabe ou propalestinien. Une stratégie de solidarité doit donc s’articuler avant tout sur l’information, afin que ce qui se passe sur le terrain soit connu dans toute son ampleur. Prenons un exemple : le mur de l’apartheid que le gouvernement israélien est en train de construire en ce moment. Il y a eu quelques articles d’information excellents qu’on a pu lire dans les grands quotidiens montréalais, qui décrivent la réalité de ce mur, et sa trajectoire qui passe au cœur des territoires palestiniens. Mais les dépêches de presse, les légendes des photos, ainsi que les titres ignorent cette réalité et contiennent des descriptions telles que : « le mur de séparation entre Israël et les territoires occupés ». C’est comme si les chefs de pupitre n’avaient pas lu les articles de fond que leurs propres journaux ont publiés ! Il faut le répéter mille fois : le mur en question ne sépare pas Israël des territoires occupés : il passe au cœur des territoires occupés et sépare les colonies (illégales en vertu du droit international) du reste de la Cisjordanie, en isolant de surcroît les villages palestiniens de leurs terres agricoles ! Il est l’infrastructure qui va permettre à Israël d’annexer une partie de la Cisjordanie, et aucun gouvernement occidental ne s’oppose sérieusement à cette stratégie.
Mais l’information toute seule ne suffit pas : il faut qu’elle se traduise en prises de position des gouvernements, dont les ministères des Affaires étrangères savent très bien ce qui se passe sur le terrain. L’information doit donc servir à mobiliser la société civile pour qu’elle fasse pression sur les gouvernements, et pour embarrasser les gouvernements qui trahissent leurs propres principes politiques. Mais les rapports de force actuels me poussent à être pessimiste sur cette question. En bref, toute stratégie ne peut être utile qu’à long terme. À court terme, les rapports de force ici vont faire que les politiques actuelles d’appui à l’occupation israélienne des territoires palestiniens vont se poursuivre sans opposition sérieuse.
ÀB ! : Entre la résistance des peuples face à l’occupation sur le terrain et le cynisme des pouvoirs d’État, tant arabes qu’occidentaux, quel rôle peut jouer le mouvement de solidarité international ?
R.A. : Pour le moment, deux choses : continuer à faire un travail d’information, et pousser pour qu’une aide humanitaire sérieuse parvienne aux Palestiniens et les aide à rester sur le terrain, à ne pas se faire expulser. La possibilité d’une expulsion massive des Palestiniens, soit d’un coup, à la faveur d’une flambée de violence, ou encore petit à petit, par l’usure, cette possibilité devient un peu plus probable chaque jour. Il faut que l’aide humanitaire leur parvienne pour les aider à tenir bon.
ÀB ! : Plusieurs tactiques sont mises de l’avant au sein du mouvement : manifestations de masse, actions directes devant les ambassades et consulats des États-Unis et d’Israël, envoi d’observateurs et de boucliers humains sur le terrain, aide humanitaire d’urgence, sensibilisation des média et des députés, pétitions adressées au Secrétaire général de l’ONU, etc. Cette dispersion, cette diversité est-elle un atout ou un handicap ?
R.A. : Certaines tactiques sont plus utiles que d’autres. Personnellement, je ne crois pas aux pétitions adressées aux gens qu’on ne connaît pas. Une pétition avec cent noms et une visite à votre député, répétées dans chaque comté valent, à mon humble avis, plus qu’une pétition de 10 000 noms à Kofi Anan. La diversité des moyens est une bonne chose, mais il manque une coordination qui tarde à prendre forme. Sans stratégie globale, les actions individuelles ne s’additionnent pas, elles se perdent…