La révolution dans votre salon
Anarchisme et littérature de fiction
par Claude Rioux
À l’occasion du 5e Salon du livre anarchiste de Montréal, des centaines de personnes du Québec, du Canada et des États-Unis convergent pour échanger autour des écrits et des idées libertaires. Si le mouvement anarchiste se distingue par la production d’une quantité ahurissante de pamphlets, brochures et journaux de toutes sortes, il accorde en revanche bien peu d’importance à la fiction littéraire. Voici un petit tour d’horizon, fort incomplet, qui vise bien humblement à susciter l’intérêt pour une production trop souvent inexplorée.
Dans la science-fiction, celle qui interroge l’avenir en se livrant à de vaste conjectures sociologiques loin des cyberhéros survitaminés du cinéma étatsunien, dès qu’un auteur postule qu’une société a atteint maîtrise technologique et sagesse sociale, il la dote de caractéristiques anarchisantes. Par exemple, dans Les Dépossédés (1974) d’Ursula le Guin, un mouvement anarchiste s’installe sur la planète Anarres. Qu’adviendra-t-il du kibboutz planétaire sclérosé par la pénurie matérielle et l’isolement géographique ?
Sur le modèle du Poulpe, dont on reparlera, Jean-Bernard Pouy et Ayerdhal ont lancé la collection Macno, un projet collectif de science-fiction libertaire et rebelle, réunissant des dizaines d’auteurs de SF autour d’une même date, 2068, et d’un même personnage/machine, le Magasin des Armes, des Cycles et des Narrations Obliques (le macno) [1].
Le Québécois Francis Dupuis-Déri s’est également frotté à la science-fiction. Dans L’erreur humaine (1991), les animaux possèdent le don de la parole et siègent à l’ONU (Organisation des Nations utopiques) où, derniers prolétaires exploités, ils revendiquent leur autonomie. Le même auteur propose également un polar érotico-politique (Love & Rage, 1995) qui nous montre les agissements de terroristes révolutionnaires originaux, les membres du FLA (Front de Libération de l’Amour) qui, afin de libérer les désirs, utilisent le terrorisme... sexuel (comme le viol – très spectaculaire – d’un évêque sur son autel) [2].
Cependant, c’est dans le roman policier que l’anarchisme a eu le plus grand succès populaire. Le paradoxe n’est qu’apparent. Ici, le héros anarchiste (flic insolite ou « privé » solitaire), traque le criminel de l’immobilier, l’avocat véreux, le mari violent ou le politicien pédophile, autant de révélateurs d’une société pourrie qu’il faudra bien abattre un de ces jours. Pour explorer le genre, n’importe quel titre des auteurs de roman noir français Léo Malet [3], Jean-Patrick Manchette, Didier Daeninckx et Frédéric H. Fajardie fera l’affaire. La collection Le Poulpe a également réuni plus d’une centaine d’opuscules du genre, tous écrits par des auteurs différents et mettant tous en vedette le détective anar Gabriel Lecouvreur, également créé par Jean-Bernard Pouy.
La critique sociale trouve également de belles plumes chez des auteurs plus « classiques », et non des moindres. Victor Serge qui, au début des années 1910, frayait avec la bande à Bonnot, a fait cinq ans de taule, accusé d’être l’inspirateur de ces « bandits anarchistes ». Les Hommes dans la prison (1930) raconte la résistance à la tuberculose, au cafard, à la misère morale, à la férocité des règlements. Octave Mirbeau dresse le catalogue des perversions de la bourgeoisie et révèle les épouvantables arrière-pensées des bien-pensants dans Le journal d’une femme de chambre (1900), plus tard admirablement porté à l’écran par Luis Buñuel. Dans la même veine, aussi anar mais plus férocement individualiste, Georges Darien avec Bas les Cœurs ! (1889) décrit comment, de mensonges en trahisons, de petites canailleries en grandes saloperies, la bourgeoisie traverse la guerre de 1870 et la répression de la Commune, le cœur à l’aise et les pieds au sec. L’insurgé (1886), du communard Jules Vallès, raconte également la Commune.
Jean Giono a transféré dans son œuvre ses convictions libertaires et plus particulièrement les notions de pacifisme, d’humanité et de générosité. Dans Que ma joie demeure (1930), le personnage de Bobi arrive parmi les familles dispersées dans les fermes du plateau Grémone pour prêcher un message de solidarité et de joie. Certains auteurs sont plus anarchistes dans leur existence que dans leurs écrits. C’est le cas de Kafka, proche des cercles anarchistes praguois. Si l’utopie libertaire est présente dans son œuvre, c’est toujours sous une forme négative qu’elle se manifeste, par l’absence de liberté.
En vrac, on pourra se délecter de La mémoire des vaincus (1990), de Michel Ragon, qui raconte l’histoire d’un anarchiste aussi paradigmatique qu’improbable, de la bande à Bonnot à mai 68. Même Romain Gary y est allé de son roman anar : Lady L. (1959). L’auteur iconoclaste est pourtant loin d’être un anarchiste, bien que la fraude d’Émile Ajar fut une claque scandaleuse dans la gueule de l’establishment des lettres françaises. Jun Takami raconte, dans Haut le cœur (1963), les tribulations d’un anarchiste dans le Japon impérial et militariste des années 30. Le personnage finit pourtant par adopter les thèses fascistes, après une véritable descente aux enfers dans la Chine occupée.
C’est justement de Chine qu’est originaire Ba Jin qui, inspiré des idéaux anarchistes et démocratiques, s’installe en France pour écrire Destruction (1929), à propos d’un jeune anarchiste désœuvré. Plus tard, installé dans son pays natal, il y traduira Kropotkine en chinois. Aux États-Unis, John Dos Passos et Upton Sinclair ont raconté, le premier dans The Big Money (1936), le second dans Boston (1928), l’histoire et la fin tragique de Sacco et Vanzetti, ces deux anarchistes exécutés à Boston en 1927.
Le théâtre, enfin, terreau fertile de la contre-culture, nous offre Dario Fo, un des fondateurs du théâtre d’intervention. Dans Mort accidentelle d’un anarchiste (1971), il raconte un fait réel survenu à New York en 1921 : les flics balancent l’anarchiste Solcedo du haut du 14e étage [4]. Le dramaturge et écrivain portugais Fernando Pessoa est l’auteur de la pièce Le banquier anarchiste (1922) : l’ami banquier d’un jeune idéaliste que les injustices du monde révoltent, a trouvé la « vraie voie », celle de « l’anarchisme pur ».
Qu’il s’agisse d’émouvoir, de rappeler les grands drames de l’histoire des peuples, de mobiliser pour les causes les plus diverses, de casser du sucre sur le dos des bourgeois… ou tout simplement pour passer du bon temps, la littérature anarchiste aide à vivre et à rêver les mondes possibles.
[1] Nestor Makhno (1889-1934), anarchiste ukrainien, était à la tête d’une armée paysanne durant la Révolution russe. Son mouvement écrasé par les bolchéviques, il est mort en exil à Paris.
[2] Cf. Le Monde libertaire, nº 1339, décembre 2003.
[3] Quelques-uns des meilleurs romans de Malet ont été adaptés à la bédé par Tardi (notamment 120, rue de la Gare), celui-là même qui a dessiné la chronique romanesque de Jean Vautrin sur la Commune de Paris : Le cri du peuple, 2001.
[4] Macabre ironie de l’histoire, alors que la pièce est présentée pour la première fois à Milan, les flics italiens balancent le militant anarchiste Giuseppe Pinelli par la fenêtre d’un commissariat. C’était les années de plomb. Lire La piste rouge : Italie 69-72, (collectif) Éd. 10/18, Paris 1973.