L’Accord général sur le commerce des services (AGCS)
Un accord méconnu
par Claude Vaillancourt
Malgré l’optimisme affiché par les dirigeants américains et canadiens, la ZLÉA a aujourd’hui du plomb dans l’aile. On ne peut que s’en réjouir. Cependant, il est essentiel de jeter un regard sur un autre grand accord qui peut tout autant nous affecter que la ZLÉA et qui, pour des raisons mystérieuses, est jusqu’à maintenant passé inaperçu au Québec : l’Accord général sur le commerce des services (AGCS, ou GATS en anglais), signé lors de la fondation de l’Organisation mondiale du commerce en 1994.
Lobjectif de cet accord est simple : il s’agit de faire des services un objet de commerce, répondant aux lois de l’offre et de la demande. Tel que nous l’indique l’article 1,3 b et c, tous les services sont visés, aussi bien ceux traditionnellement attribués à l’entreprise privée, tels les assurances, les services financiers, la comptabilité, les communications, que ceux qui restent associés à l’État, tels la santé, l’éducation, la culture, la distribution d’eau. Seule exception : « Les services qui ne sont fournis ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services. » Ce qui inclut en fait très peu de choses, sinon la justice et l’armée.
Les avantages d’un tel accord pour les grandes entreprises sont considérables. Au Canada, le secteur des services représente 65 % de notre produit intérieur brut et emploie près des trois quarts de la main-d’œuvre. Ce secteur a créé 80 % des emplois pendant les dix dernières années. Notre pays occupe le douzième rang parmi les pays exportateurs de services, ce qui représentait 56,3 milliards de dollars en 2000. Dans le monde, en ce qui concerne le seul secteur de l’éducation, le commerce des services d’enseignement supérieur était évalué à 30 milliards $ en 1999. Quant à la santé, on parle d’un marché mondial d’une valeur de 3,500 milliards. Pour les États-Unis, victimes d’un large déficit commercial, le commerce des produits culturels demeure fondamental parce qu’il est l’un des rares qui rapporte d’importants bénéfices sur le marché mondial.
De plus, le commerce des services peut implanter à très long terme une suprématie encore plus grande des pays du Nord sur leurs partenaires du Sud. Ce qui rend ce secteur encore plus attrayant que tous les autres. Par exemple, jamais on ne pourra empêcher les pays en voie de développement de planter des fruits et des légumes. Pour s’imposer et concurrencer ces pays, les États-Unis, le Japon et l’Europe doivent subventionner grassement leur agriculture, quitte à déroger à certaines règles de l’OMC et à ne pas appliquer l’ouverture à tout cran des marchés qu’ils exigent de leurs partenaires commerciaux. Mais pour les services, pas de problèmes : l’avance des pays occidentaux est telle qu’on ne peut envisager de réelle concurrence de la part des pays du Sud. D’autant plus que le Fonds monétaire international, par ses plans d’ajustement structurel, a forcé dans plusieurs cas l’élimination de la quasi totalité des services publics et ainsi, de l’expertise reliée à ceux-ci. Comment des entreprises balbutiantes pourront-elles se développer alors que l’élimination de toutes barrières commerciales provoquera un raz-de-marée d’entreprises occidentales ultra-sophistiquées avides de conquérir de nouveaux marchés ?
L’Accord général sur le commerce des services a pourtant échappé au regard de bien des observateurs et encore aujourd’hui, au Québec, on évite de le nommer, quand on ne l’ignore pas complètement. Il ne faut pas s’en étonner : l’OMC craint la lumière du jour et n’aime pas que des amateurs se mêlent de ses projets. On a voulu cacher aux regards de tous les négociations relatives à cet accord. Chez nous, trop de gens se sont laissé bercer et ont manqué de vigilance. Le combat opiniâtre de quelques militants a pourtant permis de révéler la matière d’un complexe processus de négociations et sensibilisé le public aux dangers d’un tel accord.
L’AGCS fonctionne de manière progressive, dans le but d’arriver à une libéralisation de plus en plus grande des services. Cet accord enchaîne une série de négociations successives dans lesquels les pays membres soumettent une liste « d’engagements spécifiques » dans les domaines, les sous-domaines, les modes de fournitures qu’ils sont prêts à ouvrir à la concurrence. Ils adressent aussi à leurs partenaires, en échange, des demandes de libéralisation. Lorsque ces offres et demandes sont formulées, les pays membres entrent en mode de négociations bilatérales et arrivent à des ententes.
Deux grands principes s’appliquent alors. Le principe de la nation la plus favorisée oblige chaque État à accorder aux autres États membres le traitement le plus favorable accordé à l’un d’eux. Par exemple, si le Canada accorde un avantage fiscal à une entreprise américaine, cet avantage doit pouvoir s’appliquer à toutes les entreprises de tous les pays membres. Selon le principe du traitement national, chaque État membre doit traiter les produits en provenance d’un autre pays de façon non moins favorable que les produits des fournisseurs ou producteurs nationaux. Ce principe pourrait donc mettre fin aux subventions des gouvernements et à toute forme d’aide aux entreprises dans le domaine des services, de même qu’aux systèmes de quotas qui ont permis à notre production culturelle de se protéger de l’invasion de produits américains.
Mais un des pires aspects de l’AGCS et il y en a plusieurs, c’est aussi le fait que l’accord veut obliger les États à communiquer à tous les autres l’ensemble de leurs lois et réglementations concernant les services, et à soumettre ainsi la réglementation intérieure à l’examen de l’OMC, avec mesures disciplinaires à l’appui pour les mauvais élèves. Le but ? Que les critères définissant l’eau potable ou les normes de sécurité en matière de transport, par exemple, ne soient en aucune façon « plus rigoureuses qu’il est nécessaire ».
L’AGCS a provoqué, entre autres, deux grands sujets d’inquiétude au sein des mouvements sociaux. D’abord, le terme de cet accord n’est pas fixé. Les cycles de négociations se succéderont sans remise en question, jusqu’à ce que tous les secteurs de services soient libéralisés – et jusqu’à ce que les services publics tels que nous les connaissons soient ainsi éliminés. De plus, les engagements pris dans le cadre de l’AGCS sont irréversibles. Si la privatisation d’un secteur s’avère catastrophique – comme la privatisation du chemin de fer en Grande-Bretagne –, il ne sera envisageable d’y mettre fin qu’à la condition de soumettre à la libéralisation un secteur équivalent. Les enjeux financiers de cet accord sont énormes, nous l’avons vu. Un monde sans services publics est hélas parfaitement envisageable. Certains pays ont bel et bien privatisé tout ce qu’ils pouvaient. Mais à quel prix ? Trop souvent, les populations de ces pays subissent des injustices flagrantes, voient les inégalités s’accroître de manière dramatique, ont une mortalité infantile plus élevée et une espérance de vie moins grande. Est-ce vraiment le monde que nous voulons ?
Le gouvernement canadien se fait très rassurant lorsqu’il aborde l’AGCS dont il demeure l’un des plus ardents promoteurs. Nos représentants annoncent fièrement qu’ils n’engageront pas des secteurs tels que l’éducation, la santé ou la culture. Les offres canadiennes dans le cadre du premier cycle de négociation semblent le confirmer. Pourtant, il va de soi que notre gouvernement ne pourra résister longtemps aux pressions qui déjà proviennent des États-Unis, de l’Europe et du Japon, et qui le forceront un jour à ouvrir à la pièce les secteurs aujourd’hui protégés. Notre ministre du Commerce international, Jim Peterson se plaît à vanter « le potentiel de croissance de notre commerce de services et les énormes avantages qu’il rapportera aux entreprises et aux travailleurs canadiens. » Il ajoute : « Nous sommes persuadés qu’avec des règles adéquates, nous pouvons soutenir la concurrence des meilleurs fournisseurs du monde [1]. » Mais dans la grande loterie que deviendra le commerce international des services, les perdants seront infiniment plus nombreux que les gagnants et les populations payeront très chers les profits élevés de quelques entreprises.
Un mouvement de résistance se développe contre l’AGCS. Devant l’aveuglement des gouvernements nationaux, devant l’impossibilité d’agir efficacement sur des négociateurs qui travaillent dans l’ombre, des groupes d’opposition ont choisi d’intervenir notamment auprès des municipalités. Un large mouvement, amorcé à Vancouver, cherche à ce que les villes se déclarent « zones hors-AGCS », demandent un moratoire sur les négociations et exigent que l’on tienne compte des élus dans l’établissement des accords commerciaux internationaux. La campagne a fait traînée de poudre : au Canada, plus de soixante villes ont adopté des résolutions contre l’AGCS et plus de 500 en France, dont Paris, Grenoble, Montpellier, Brest. D’autres grandes villes européennes, comme Gênes et Vienne, ont aussi suivi le mouvement. Au Québec, l’association ATTAC-Québec travaille à ce que l’arrondissement du Plateau Mont-Royal, puis la Ville de Montréal manifestent à leur tour leur désapprobation.
Ainsi, les mouvements sociaux ont choisi une voie originale qui, nous l’espérons, se révélera efficace : ils s’adressent aux élus municipaux, au niveau gouvernemental le plus près des citoyens, celui qui subit de plein fouet des prises de décision parachutées, pour résister à ces accords conçus dans des tours d’ivoire, très loin des préoccupations de tous et dans l’intérêt unique d’une élite qui refuse de distribuer ses faramineux profits.
[1] Notes pour une allocution de l’honorable Jim Peterson, ministre du Commerce international, à la Conférence sur les services de l’OMC, Toronto, le 27 février 2004.