Indépendance et projet de société
40 ans après la Révolution tranquille, pourquoi sommes-nous encore plus dépendants que jamais ?
Un entretien avec Paul Rose
Paul Rose a consacré sa vie à la lutte pour l’émancipation nationale et sociale du peuple québécois. Projeté à l’avant-scène lors des évènements d’Octobre 1970, prisonnier politique incarcéré pendant douze ans, docteur en sociologie et syndicaliste actif, il partage avec nous son analyse de l’évolution de la société québécoise au cours des quarante dernières années. Bilan historique et perspectives d’avenir d’un militant de la gauche politique québécoise.
À bâbord ! – Ça fait plus de quarante ans qu’on parle d’indépendance au Québec. Aujourd’hui pourtant, le Québec est plus dépendant économiquement et politiquement qu’il ne l’était avant les années 70. Qu’est-ce qui nous a menés dans ce cul-de-sac ?
Paul Rose – Il faut dire les choses telles qu’elles sont. Depuis une trentaine d’années, ce sont les gens d’affaires qui ont pris le contrôle du modèle politique. Dans les années soixante-dix, le grand bailleur de fonds était l’État québécois, étant donné l’absence de capital québécois important. Cela a produit « l’indépendance » des gens d’affaires, le modèle Provigo, puis Québec inc... Des gens qui, avec l’argent de l’État, se sont amassé des fortunes énormes. C’était une espèce de nationalisme, non pas économique mais d’une forme plus restreinte encore, disons plutôt un nationalisme d’affaires. Ces entreprises dites « québécoises » ont ainsi couvert l’ensemble du territoire. Ce modèle Québec inc a été aujourd’hui, à son tour, totalement récupéré, dans la majorité des cas par les capitaux américains : maintenant, Provigo c’est Loblaws. En résumé, le projet initial d’émancipation sociale et de libération nationale, tout ce projet populaire (il ne faut pas oublier que le PQ d’avant l’étapisme comptait plus de 300 000 membres), a pour ainsi dire été « dévié » par le gouvernement du Parti québécois qui l’a récupéré, avec des gens d’affaires naissants, en mettant de l’avant un « capital national », qui n’était « national » que de nom, mais qui par contre était « capitaliste » dans tous les sens du terme. C’est le danger qui guette tous les projets populaires qui n’aboutissent pas, faute de moyens, faute d’autonomie. C’est un élément central à prendre en compte dans l’évolution politique du Québec.
ÀB ! – Comment expliquer que le PQ ait pu accaparer tout le discours sur la question nationale ?
P. R. – Le projet initial de libération nationale et d’émancipation sociale était un projet où ces deux aspects étaient intimement liés. Je me souviens des débats dans la gauche de la fin des années 60, à savoir est-ce que l’indépendance doit passer avant la démocratie sociale ou vice versa. Finalement, cela a mené à deux mouvements séparés : d’une part des indépendantistes pour lesquels la démocratie sociale n’était qu’un paravent et, d’autre part, des mouvements sociaux-démocrates, socialistes ou marxistes qui se sont complètement dissociés de la question nationale, abandonnant au Parti québécois toute la question de l’oppression nationale et de son intégration dans le processus de l’émancipation globale d’un peuple.
Le PQ d’aujourd’hui, sous l’emprise des gens d’affaires, s’est complètement radicalisé à droite (eh oui, c’est encore possible de se « radicaliser » davantage à droite !), tant dans le discours très libre-échangiste que dans le reste des politiques sociales. Le PQ d’après l’étapisme et encore plus d’après le libre-échange est devenu le gouvernement contemporain champion des coupes dans les affaires sociales, dans l’éducation, dans les revenus des travailleurs et travailleuses oeuvrant au secteur public, etc., etc. Ça, il ne faut pas l’oublier.
L’erreur qu’on a pu faire dans la gauche, et aussi dans l’ensemble des gens qui militaient pour l’émancipation sociale, c’est de s’être scindé en deux, en laissant au Parti québécois le monopole du discours indépendantiste, avec pour résultats les récupérations qu’on a vu s’opérer par l’étapisme et le libre-échangisme. C’est pour ça que je trouve important de revenir à l’essentiel : il y a l’oppression nationale à régler, il y a l’émancipation sociale à faire et un projet de société à bâtir autour de ça, puisque tout est lié. C’est ce seul projet-là qui a le mérite de pouvoir faire avancer la société sous ses aspects sociaux et nationaux de domination. Tout projet « décroché » de cette double réalité québécoise, c’est-à-dire de la réalité vécue par 90 à 95 % des gens qui constituent les classes populaires, est en quelque sorte condamné à la schizophrénie.
C’est sûr que quand on part de l’autre point de vue de la question nationale, de celui des gens d’affaires ou même de la démocratie sociale du point de vue du capital international, ça n’a plus rien à voir, c’est vider tous les projets émancipateurs de leur sens. Là-dessus, le PQ n’aura pas été tellement différent des autres formations politiques.
ÀB ! – Après l’arrivée au pouvoir du Parti québécois en 1976, quels ont été les événements déterminants qui nous ont menés à la situation actuelle ?
P. R. – Si l’on regarde au plan stratégique, je l’ai évoqué plus tôt, je pense qu’il y a eu deux grandes coupures dans l’histoire. Il y a d’abord eu la coupure de « l’étapisme », qui a été une première façon de « noyer le poisson » sur toute la question de la souveraineté et, en même temps, de se servir de la souveraineté pour banaliser toute la question de la démocratie sociale. Le second grand mouvement, qui est venu compléter le premier – les deux étant des stratégies anti-populaires allant en-deçà des intérêts de la population –, a été toute la question du libre-échange. C’est quand même assez curieux qu’un parti qui se disait souverainiste ait abouti, dans les deux cas, à une marginalisation du Québec, à une marginalisation de toute la question de la libération du peuple québécois. Car le libre-échange, ça veut dire céder au Fonds Monétaire International, aux diktats du FMI et de la Banque mondiale, tout le contrôle de ce qui est important dans une société et, finalement, de se retrouver avec seulement des petits pouvoirs de police, de gestion des chicanes individuelles… Or, tous les grands projets collectifs sont historiquement dénaturés de cette façon-là.
ÀB ! – Quelle voie peut-on emprunter aujourd’hui ?
P. R. – Je pense qu’il faut revenir au sens profond d’un véritable projet d’émancipation sociale, d’un projet libérateur. Il y aurait possibilité pour un peuple comme le nôtre, en reprenant l’ensemble de ses rênes contre le capital financier international, en devenant indépendant et social-démocrate, c’est-à-dire socialiste au sens profond du terme, de devenir un exemple, une norme, un repère pour l’ensemble de la planète, étant donné notre situation géographique particulière, de devenir donc un peuple libéré de ses chaînes en Amérique du Nord, au cœur même du bastion, du chef-lieu du capitalisme. En ce sens, ce projet-là est majeur parce que situé dans le mouvement universel d’émancipation de la planète. Il repose essentiellement sur un élément profond d’engagement de l’être humain. Il faut percevoir et voir les choses en fonction de l’ensemble de la planète.
L’erreur majeure du Parti québécois et de beaucoup d’autres gens en embarquant dans le libre-échange, a été de tenir un double discours : indépendantiste localement et, en même temps, cédant aux intérêts de la mondialisation capitaliste. Ce n’est plus vraiment de la souveraineté dont il est question, c’est en fait tout le contraire de la souveraineté. Ce n’est pas un projet d’indépendance, c’est un projet de dépendance. Voyez plutôt l’implication militante de la jeunesse : ça va beaucoup plus dans le sens de l’affirmation des pouvoirs locaux, toujours dans le sens de contrer cette mondialisation capitaliste dominante d’aujourd’hui, et de reprendre localement les pouvoirs aliénés de la population. Je pense que c’est dans ce cadre de la mondialisation des solidarités, par la voie de la reprise en mains populaires des pouvoirs locaux (nationaux, régionaux), que le projet québécois prend tout son sens et toute son actualité.
La souveraineté, c’est beaucoup plus qu’une simple déclaration à l’Assemblée nationale. Tout nous le démontre : comment peut-on arriver à une souveraineté québécoise, à une indépendance québécoise, à un projet très émancipateur, très libérateur aux plans social, économique, environnemental et culturel, sans une réappropriation de nos pouvoirs politiques ?
Faire l’indépendance du Québec, comme partout ailleurs, au même titre que la reprise en mains populaires des souverainetés nationales, c’est aller à contre-courant de la mondialisation capitaliste et en limiter le pouvoir, c’est rétablir l’État dans une position de décision. Sans revenir à l’époque où il s’agissait simplement d’États nationaux, mais pour créer une mondialisation des solidarités, pour recréer un espace où les gens puissent se reprendre en main.
ÀB ! – Comment arriver à remobiliser les gens pour une carcasse vide ? Comment recréer l’engouement quand ce qui est proposé par le PQ est désormais vidé de toute substance ?
P. R. – C’est pour ça que ça ne se fait pas. Tant qu’on en restera à des termes qui ont été vidés de leur sens, on passera à côté. Le Parti québécois s’est exclu, je dirais même « auto-exclu », en embarquant dans le libre-échange. Le seul objectif du PQ au Sommet des Amériques à Québec en 2001, c’était d’avoir sa place dans le club sélect du jet-set international. On est très très loin de tout geste libérateur. Le Parti québécois est devenu le parti « dépendantiste » des gens d’affaires, pas le parti indépendantiste du peuple québécois. Il faut revenir à l’essentiel, il faut que le projet mis de l’avant en soit vraiment un de libération nationale et d’émancipation sociale. Sinon, on retombe dans la même schizophrénie que dans les années 70. Mais il ne faut pas refaire non plus l’erreur du PQ, qui n’a fait qu’une lutte « nominale » de souveraineté. Il faut y mettre un contenu, un projet de société. Sans audace et sans courage politique pour renflouer le projet indépendantiste, il est impossible de susciter chez la population québécoise un engouement capable de créer le pays du Québec.
Dans cette démarche, la mise en place d’une formation politique indépendantiste populaire autonome telle l’UFP, qui regroupe plusieurs tendances de la gauche québécoise, est un pas historique marquant.