Algérie
Après la réélection de Bouteflika, quelle alternative ?
par Karim Abdennour et Nabil Oudjali
Le scrutin du 8 avril dernier a conduit à la réélection spectaculaire (avec près de 85 % des voix) d’Abdelaziz Bouteflika à la présidence de l’Algérie. La période pré-électorale a été marquée par une crise au cœur du pouvoir et des institutions algériennes. Les rivalités aiguës, exacerbées par l’approche des élections présidentielles, ne proposant aucun débat clair et aucune controverse porteuse de sens, ont entraîné l’opinion populaire vers le repli méfiant et l’attentisme.
Depuis 2001, la situation algérienne est marquée par les grèves et les manifestations violentes de la jeunesse à travers le pays. Malgré un recul de la révolte populaire en Kabylie, la situation n’est toujours pas normalisée. Le mécontentement a jailli de partout : jeunes émeutiers excédés par l’exclusion sociale et l’arbitraire, en Kabylie et ailleurs ; grève générale de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) contre les privatisations ; luttes enseignantes ; mobilisation des travailleurs de la santé contre la remise en cause de la gratuité des soins de santé ; rejet populaire unanime de la hogra (mépris) et de la pauvreté. Toutes ces luttes ont contraint Bouteflika à renoncer à son programme libéral, quitte à se faire sermonner par la Banque mondiale, le FMI et les grandes puissances dont il espère le soutien protecteur.
Le plus important de ces mouvements a été la grève des pétroliers, laquelle s’est transformée en grève générale de l’UGTA. La radicalisation du discours de la centrale, en écho au rejet grandissant par la population de la politique de privatisation des hydrocarbures, a fait craindre une crise majeure qui mettrait en péril la réélection du président sortant. L’invasion et l’occupation anglo-américaines de l’Irak ont conforté l’unanimité autour de la grève générale de l’UGTA réclamant le retrait du projet de loi sur les hydrocarbures et l’abandon de la privatisation massive. Ces événements ont éveillé le sentiment anti-impérialiste chez les masses populaires.
Le mouvement social a donc contraint Bouteflika à geler ses projets – en quatre ans, il n’aura pas réalisé une seule privatisation – et à changer son discours à l’approche des élections. Néanmoins les dégâts sont nombreux. Au premier rang, figure l’incroyable désarmement tarifaire à la veille de l’accord de soumission à l’Union européenne. Le débat politique semble alors s’éclaircir : Bouteflika, autocrate ultralibéral, soutenu par l’Europe et les États-Unis, est opposé à une coalition de libéraux s’affirmant « modérés », qui va de la presse privée aux grands patrons, en passant par la hiérarchie militaire appuyant la candidature de l’ancien premier ministre Benflis.
Cependant, Bouteflika riposte. En premier lieu, il reporte au lendemain des élections ses projets les plus agressifs et injecte quelques crédits pour apaiser le front social. La désignation d’Ouyahia au poste de Premier ministre, en mai 2003, s’avère une manœuvre efficace pour désorganiser la coalition de ses adversaires. Il escompte notamment la neutralisation partielle de la direction de l’UGTA, fer de lance de la campagne contre l’ultralibéralisme présidentiel. Le tremblement de terre du 21 mai 2003, qui fit plusieurs centaines de morts en banlieue d’Alger, provoque un certain climat d’union sacrée qui bénéficiera au président.
Une compétition électorale déloyale
Au terme d’une compagne électorale faite d’intimidations, de répression et de contrôle médiatique, le résultat du 8 avril 2004 est loin de constituer une solution pour le peuple algérien. Le score indécent de Bouteflika (84,99 %) témoigne à lui seul de l’iniquité de la compétition politique et de la disproportion des moyens financiers mis en œuvre. Le vote populaire en faveur de Bouteflika est en réalité un vote refuge, un vote d’allégeance au pouvoir en place, car les masses populaires sont encore marquées par l’impasse sanglante du terrorisme islamiste de la décennie 90. L’ampleur inattendue du score a même réduit les manifestations d’enthousiasme. En l’absence d’une opposition crédible, porteuse des aspirations populaires, ce vote exprime, avant tout, une recherche de stabilité face à l’insécurité et à la crise sociale qui perdurent.
Le vote en faveur de Bouteflika exprime davantage l’espoir d’un progrès social qu’une adhésion à sa politique libérale ou un soutien à ses projets autoritaires. Car Bouteflika et son équipe ont dissimulé tout au long de la compagne leur intention de privatiser le secteur des hydrocarbures, leur volonté d’œuvrer à la disparition du secteur public et de revoir à la baisse le contrat social en place. Au contraire, Bouteflika s’est fait élire comme garant de la stabilité et de la paix retrouvée en menant une campagne populiste marquée d’investissements publics massifs, de soutien aux entreprises publiques et à la production agricole, de prêts aux jeunes et de promotion du logement social, prétendant même à une politique étrangère de dignité nationale et de défense des intérêts du peuple.
L’opposition politique en déroute
Ce scrutin révèle aussi cruellement l’absence d’une opposition politique à même de mobiliser au delà des moyens médiatiques et de résister aux entraves à l’expression démocratique. Il condamne les démarches convergentes des candidats perdants qui, avant le scrutin, appelaient au despotisme éclairé de l’armée pour imposer ce qu’ils appellent paradoxalement la démocratie.
La campagne convergente des journaux dits indépendants en faveur d’Ali Benflis, ancien premier ministre de Bouteflika, n’a pas été d’un grand secours même si elle s’est appuyée sur la vague de protestation sociale pour contester les projets de libéralisation des hydrocarbures et de précarisation au sein de la fonction publique. Rien d’étonnant, quand on sait que Benflis ne représente pas du tout la révolte des masses populaires.
Discrédit des oppositions de droite
Said Sadi, du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), présenté par la presse privée comme « moderniste et laïque », s’est retrouvé dans une surenchère jusqu’au-boutiste qu’il a lui même nourrie vis-à-vis de la révolte de la jeunesse de Kabylie, dont il a réussi à infléchir le discours vers la droite. Sa participation aux élections, en porte à faux avec le boycott du scrutin en Kabylie, lui a valu un score insignifiant de 1,94 %. Rejet musclé des élections et boycott auxquels ont appelé respectivement l’aile radicale des Archs (tribus) et le Front des forces socialistes (FFS), le parti d’Ait Ahmed. Ce dernier, en perte de vitesse, en voulant se poser en alternative aux structures moribondes du mouvement a subi lors des communales un échec cinglant qui confirme la fin de son statut majoritaire dans la région kabyle. Sans députés, le FFS qui contrôle les municipalités avec une poignée de voix aborde dans les pires conditions sa tentative de survivre au retrait de son leader qui, pourtant, avait participé aux dernières élections présidentielles d’avril 1999.
Recul de l’islamisme
Le résultat de 5,02 % obtenu par le candidat islamiste du Mouvement de la réforme nationale (MRN), Abdellah Djaballah, traduit le recul et la faiblesse évidents de l’islamisme en Algérie depuis la défaite des groupes islamistes armés. Le recul global de l’islamisme n’empêche pas la survie du courant islamiste légal (MRN et MSP, qui soutient Bouteflika), certes discrédité, et le maintien d’une capacité de nuisance minimale des groupes armés isolés. Au niveau mondial, alors que le mouvement altermondialiste prend ses marques, le mythe Ben Laden, le succès du Hezbollah libanais, les actions du Hamas palestinien nourrissent le courant islamiste.
La faiblesse évidente de l’islamisme, qui se recompose notamment autour de Djaballah, ne doit pas nous faire oublier que ce courant peut rebondir, malgré son triste bilan, en l’absence d’un autre choix politique pour les jeunes exaspérés par l’arbitraire et l’exclusion sociale. Les exemples turcs et marocains, dans des pays qui, certes, n’ont pas connu les horreurs des Groupes islamistes armés (GIA), démontrent bien la possibilité d’un regain de crédibilité des islamistes en Algérie, – même si on a pu constater avec bonheur leur faible capacité de mobilisation dans la campagne pour l’Irak et du faible écho populaire de leurs mots d’ordre. Mais si la défaite islamiste a signifié aussi la défaite de la révolte des masses qui avaient cru trouver un drapeau dans le FIS, la remontée de la combativité sociale appelle à un débouché politique.
Une femme à la présidence
Première femme de l’histoire à se présenter à la présidence d’un pays maghrébin et/ou arabe, ce qui constitue en soi une avancée digne de mention, Louisa Hanoune, du Parti des travailleurs (PT, lambertiste), est la seule à avoir mis de l’avant des arguments antilibéraux. Elle a néanmoins confirmé l’inconséquence de ses déclarations dans une démarche politique d’appui à la stabilité, ce qui a encouragé le vote refuge en faveur du président en place. Son score (1,0 %), en recul par rapport à celui de 2002, sanctionne aussi son refus de dénoncer clairement la politique autoritaire de Bouteflika.
L’hégémonie électorale écrasante obtenue le 8 avril offre à Bouteflika, qui est digne d’un monarque républicain, une autorité politique nouvelle, dangereuse pour les libertés et les acquis sociaux.
Pour une alternative anticapitaliste
L’absence d’une candidature conséquente du camp des travailleurs traduit la faiblesse de ce camp. Il devient urgent de reprendre l’initiative pour rassembler les énergies disponibles et offrir aux masses populaires un autre choix, en reconstruisant une alternative de gauche, conséquente et démocratique, anti-néolibérale et anti-impérialiste.
À cet effet, il apparaît nécessaire que tous les secteurs progressistes refusent l’émiettement et convergent autour de revendications et d’un programme commun pour imposer un rapport de force global capable d’obtenir :
• l’abandon immédiat de tout projet de dénationalisation du secteur des hydrocarbures ;
• le retrait définitif des projets cyniques de liquidation et de bradage du secteur public ;
• l’annulation immédiate du démantèlement programmé des systèmes de protection sociale ;
• la protection de la production nationale et du marché national ainsi que la dénonciation des engagements initiés avec les grandes puissances ;
• l’abrogation de la loi sur les zones franches ;
• la lutte résolue contre la généralisation du travail informel et du travail au noir, contre les contrats temporaires et les emplois sociaux payés en dessous du salaire minimum ;
• l’engagement d’un programme sérieux de relance offrant du travail à notre jeunesse dans des projets qui prennent en charge les besoins sociaux des masses populaires ;
• l’augmentation immédiate du pouvoir d’achat des salariés et des retraités ;
• la levée des interdictions qui entravent l’expression des masses populaires, le droit de manifester à Alger, la libération de tous les jeunes manifestants réprimés à travers le pays ;
• et, enfin, le refus catégorique de l’occupation de l’Irak.
Une stratégie de développement de cette alternative peut-elle être mise en œuvre dans les rapports de force réels du monde d’aujourd’hui ? Peut-on protéger notre marché national dans un tel contexte ? Comment empêcher le démantèlement de notre médecine gratuite, de notre enseignement, de notre protection sociale, que nous pensions insuffisants et qu’ils trouvent trop luxueux pour nous ? Comment offrir, vite, un emploi, une vie décente, un espoir à notre jeunesse en plein désarroi ? Ces interrogations, ces doutes rejoignent les sentiments de l’humanité entière qui doit réinventer son rêve collectif et poser de nouveaux jalons pour son combat émancipateur. Répondre à ces questions, c’est aussi éviter que l’énergie de la révolte de la jeunesse se gaspille sous le drapeau de nouveaux partis du désespoir qui nous conduiraient à une régression profonde. Socialisme ou barbarie, depuis plusieurs décennies cette alternative est présente dans la douleur des masses populaires du monde entier.