De nos envoyés spéciaux en Afrique australe
Nouvelles mouvances africaines
par Roberto Nieto et Marcia Ribeiro
L’histoire récente de l’Afrique australe est teintée des luttes de libération, de la fin de l’apartheid et du passé colonial. L’Afrique du Sud conserve toujours une position d’empire régional, dominant ses voisins et particulièrement le Mozambique, un pays détruit qui peine à se relever des années de guerre. Le Zimbabwe quant à lui sombre dans la crise et survit grâce à l’aide alimentaire alors qu’il y a tout juste trois ans ce pays exportait sa production agricole dans toute la région.
Il y a vingt ou trente ans, les anciens marxistes sont devenus les « libérateurs », mais sans réussir le pari d’amener les pays vers de réelles victoires au plan social. C’est plutôt une nouvelle colonisation capitaliste qui a commencé et qui affecte la grande majorité de la population dont la moyenne d’âge est moins de 25 ans. Dans cette Afrique lusophone et anglophone, des mouvements relativement récents s’élèvent contre les dirigeants actuels. Partout, il y a le risque de passer pour rétrograde et de vivre le rejet de ses anciens « camarades ».
Le droit au logement en Afrique du Sud
En Afrique du Sud, les luttes ont pris naissance au cœur des townships. L’Anti-Privatisation Forum et l’Anti-Eviction Campaign regroupent des comités locaux luttant sur le terrain. En 1994, dès sa prise de pouvoir, l’ANC lance le Programme de reconstruction et de développement, le RDP, et promet de loger des millions de personnes. Dans le cadre de ce programme, 300 000 maisons doivent être construites à chaque année afin de répondre minimalement au problème des sans logis. Toutefois, vers 1997, le gouvernement change de stratégie et adopte le GEAR (Growth, Employment and Redistribution), qui met entre les mains d’intérêts privés l’ensemble des services publics. Le pays est en crise et des millions de personnes sont en train de perdre leur emploi ; le taux de chômage passe de 16 à 40 %, mais ce chiffre atteint les 80 % dans certains townships.
Dans la région de Cape Town, l’Anti-Eviction Campaign est lancée de façon anecdotique. Un matin d’octobre 2000, Ashraf Cassim, un ancien militant de l’ANC, aperçoit la police au coin de sa rue et apprend que son voisin, retraité et illettré, vient de recevoir un ordre d’éviction. Sur le coup, il bloque le processus avec l’appui de résidants du quartier et s’embarque dans une lutte qui prendra le dessus sur toutes ses autres activités. En compagnie d’autres militants du coin, il fait face à la police, aux banques, au gouvernement et aux intérêts internationaux impliqués dans les plans de restructuration économiques du pays.
Battu par la police, arrêté et relâché, sérieusement blessé, il devient un symbole de résistance aux politiques de l’ANC. Son arrestation a fait les manchettes nationales et contribué à révéler une réalité qui jusque-là n’avait attiré aucune attention médiatique. « Après cet événement, tout le monde a voulu m’aider. Des organisateurs locaux m’ont demandé si je connaissais d’autres personnes qui se faisaient évincer et ils ont offert d’aller s’installer dans un coin chez les gens pour éviter les évictions. C’est ce qu’on s’est mis à faire. Tous les jours ma maison était pleine de monde, les gens faisaient la file avec des problèmes semblables et c’est là qu’on a commencé la Campagne anti-éviction du Western Cape. »
Les événements se sont succédés rapidement. Ahsraf devient une personne ressource indispensable. Autour de lui, l’AEC prend forme en novembre 2000. Par la force des choses, ils constatent l’ampleur de la problématique entourant la question du logement : « Nous avons découvert toutes sortes de procédés frauduleux utilisés pour saisir les maisons. Dans le cas d’une hypothèque impayée, selon la loi, les banques doivent annoncer et vendre les maisons à la cour municipale. Il y a une vente aux enchères et les banques s’entendent entre elles pour acheter et vendre les maisons. En fait, il font un échange et ils établissent le prix à 2 $ la maison. Personne n’était au courant… »
Non seulement les banques se défont des maisons à travers les compagnies privées, mais ce sont des milliers de personnes qui sont abandonnées à leur sort ainsi chaque semaine. « À la cour municipale du township de Tafelsig, ils vendent dix ou vingt maisons par jour. Il doit y avoir des centaines de cas semblables au pays quotidiennement. L’ANC ne fait rien contre ces commerces. Ce sont même des gens de l’ANC qui achètent et qui revendent ces maisons. Lorsqu’il y a des évictions, ce sont des agents privés qui sont envoyés et ils touchent des primes lorsqu’ils arrivent à évincer les gens. En Afrique du Sud, tout a été privatisé ! »
Depuis le début de la campagne, l’AEC a agi sur de nombreux fronts : actions directes pour « défendre » les maisons qui sont ciblées pour une reprise, défis légaux et constitutionnels des évictions, mobilisation massives et éducation populaire. Au cours des dernières années, des membres de l’AEC ont été stigmatisés pour leurs activités. Dans le Western Cape, autour de Cape Town, près de 300 000 personnes sont en attente d’un logement et ce nombre augmente de 20 000 personnes chaque année, plus rapidement que le nombre de personnes qui trouvent des logis. « À chaque semaine, il y a un nouveau camp de squatters quelque part au pays », dit Ashraf.
À Cape Town, la problématique du logement est d’autant plus criante que la ville est prise d’assaut par le jet-set international, qui en fait un point de chute du réseau touristique international. Ce phénomène amène de richissimes étrangers qui achètent toutes les meilleures propriétés pour les laisser vacantes 51 semaines par année…
Au Mozambique : l’UNAC contre l’OMC
Après son indépendance, le Mozambique devient un pays socialiste. Le Front de libération du Mozambique (FRELIMO) a pris le pouvoir avec à sa tête Samora Machel (qui meurt fin 1986 dans l’écrasement de l’avion présidentiel). En 1987, alors que le pays est détruit par une contre-insurrection (qui durera 20 ans) armée et financée par l’Afrique du Sud, le FRELIMO s’engage sur la voie du capitalisme en signant des accords avec le FMI et la Banque mondiale. C’est le début d’une nouvelle colonisation dans laquelle l’Afrique du Sud joue un rôle important. Rapidement, l’économie mozambicaine est prise d’assaut et se trouve face à la compétition féroce des entreprises sud-africaines qui attendaient le moment propice.
Au Mozambique, 80 % de la population vit dans les régions rurales. Alors que le gouvernement avait mis de l’avant des politiques qui défendaient le secteur agraire, le FMI exige l’abandon de tout appui gouvernemental. Isolée et sans moyens, la majorité rurale est laissée à elle-même et décide de former l’UNAC, l’Union nationale des paysans du Mozambique.
Dès sa formation, l’UNAC s’est donné quatre grands objectifs d’action : donner plus de voix aux paysans, assurer la souveraineté alimentaire, aider à la commercialisation des produits et garantir l’accès à la terre. Amade Suca, un porte-parole de l’Union, explique : « Après 1987, la question de la terre a fait partie d’un débat important. Le gouvernement, les secteurs privés et internationaux ont avancé l’idée de privatiser la terre. Mais les organisations sociales s’y sont opposées. »
Malgré tout, le FRELIMO pose des gestes pour défendre ses paysans. En 1997, une loi empêchant l’achat ou la vente de la terre est adoptée. « C’est une loi qui dit que la terre est à l’État et que tout le monde a droit à la terre », explique Suca. « Ceux qui travaillent la même terre depuis plus de dix ans ont le droit d’usufruit sur cette terre et il y a un respect des normes traditionnelles. » La loi dit aussi que toute entreprise qui veut exploiter une terre doit consulter la communauté et obtenir son accord. Il y a beaucoup de corruption et les communautés ne sont jamais consultées. Les fonctionnaires se font payer par les compagnies pour produire le document qui leur donne accès à la terre.
D’autre part, les paysans n’ont pas de recours financiers et les infrastructures sont très mauvaises. « L’agriculture est malade au Mozambique », ajoute Suca, « la meilleure route au pays est celle entre l’Afrique du Sud et Maputo. Elle sert en grande partie aux Sud-africains qui produisent des OGM et inondent le marché mozambicain. » Alors qu’il peut y avoir une sécheresse ou une inondation dans un coin du pays, dans un autre, il peut y avoir surproduction. « Au lieu d’acheminer des produits du nord au sud, nous sommes contraints d’accepter l’aide alimentaire des pays occidentaux et cela contribue à détruire notre capacité de production. Comme le budget national dépend en grande partie de donations étrangères, nous acceptons le dumping », explique Suca. « Nous ne faisons pas le poids devant l’OMC et quand nous tentons de l’expliquer au gouvernement, il ne veut pas nous rencontrer… »
Le Zimbabwe de Mugabe
« Au cours des années 80, l’économie était stable et l’état investissait dans les programmes sociaux, dans les hôpitaux et les écoles. Le Zimbabwe est devenu le pays avec le plus haut taux d’alphabétisation dans toute l’Afrique. Mais en 1990, avec les privatisations exigées par le FMI, tous ces gains ont disparu », explique Tapera Kapuyat membre du Student’s Solidarity Trust qui vit en exil en Afrique du Sud.
Depuis près de 25 ans, un seul chef d’état a guidé ce pays : Robert Mugabe, ancien rebelle armé devenu libérateur, puis tortionnaire. Parmi les principales victimes de la répression que connaît le pays se trouvent des membres du Mouvement pour le changement démocratique, le MDC. C’est en fait un regroupement qui inclut toutes sortes de tendances politiques différentes, dont les étudiants trostkistes. Aujourd’hui, le MDC connait des problèmes internes qui résultent en partie d’un certain échec des actions menées jusqu’à date. La suite aux actions de masse organisées depuis quelques années se fait attendre.
Un des groupes qui s’est le plus solidement organisé lors des actions de contestation est le Student’s Solidarity Trust. Il est formé de leaders étudiants ayant été arrêtés et torturés, dans les mêmes centres où les blancs amenaient les noirs avant la libération. Kapuyat a connu l’endroit. Il a passé des jours à recevoir des électrochocs, enchaîné, les pieds dans l’eau. C’est ce qui a motivé son départ.
Un de ses camarades, Tinashe Chimedza, a connu un sort semblable le 22 avril dernier. Violemment battu par la police, il s’apprêtait à prendre la parole lors d’une conférence intitulée : « Pour la défense du droit à l’éducation et en célébration de l’héritage de la résistante étudiante ».
Emprisonné, puis amené à l’hôpital, il est (à l’heure d’aller sous presse) encore sous surveillance policière et risque de se retrouver en prison, voire sujet à la torture.
Devant la répression continue, pour plusieurs il ne reste qu’une solution : le départ volontaire de Mugabe. À 80 ans, ce dernier peut jouir d’une immunité et éviter des poursuites pour crimes contre l’humanité. Plusieurs pays font des pressions discrètes, mais en attendant le départ du vieux despote, le pays sombre dans une crise économique de plus en plus intense alors que plus de la moitié de la population survit grâce à l’aide alimentaire étrangère.
Mais on peut parier que l’Afrique australe ne changera pas de cap de sitôt. Une vieille affiche vue sur le mur d’un poste frontière au beau milieu de nulle part entre le Bostwana et le Zimbabwe indiquait peut être plus qu’autre chose la réalité de cette région. Elle présentait des photos de tous les chefs d’états de la région, de l’Angola au Mozambique. Un seul n’était plus à son poste : Nelson Mandela. Pour le reste, toutes les mêmes vieilles têtes. Avec une vague déferlante de jeunes qui n’ont que faire des anciennes idéologies, il y a fort a parier qu’ils chercheront des chemins qui leurs seront propres. « Nous n’allons pas nous baser sur des livres qui nous enseignent les étapes révolutionnaires. Nous nous basons sur l’expérience de nos camarades, sur la démocratie directe et sur nos expériences au niveau organisationel », nous a dit Chimedza.