60 ans après Bretton Woods
Quand la banque s’amuse
par Christian Brouillard
En juillet prochain, il y aura un bien triste anniversaire à souligner : les 60 ans de la Banque mondiale et du Fonds Monétaire International (FMI). C’est en effet en juillet 1944, réunis à Bretton Woods, que les Alliés, au dernier stade d’un conflit terriblement meurtrier, posèrent les bases de l’ordre d’après-guerre en décidant, entre autres, la création de ces deux institutions internationales. Rattachés formellement à l’ONU qui voyait elle aussi le jour à ce moment, la Banque mondiale et le FMI avaient comme mandat originel de financer le développement international et la reconstruction à la suite de la guerre ainsi que de stabiliser les taux de change en vue d’éviter une grave crise financière comme celle de 1929. Aujourd’hui, on peut dire que ces deux organismes se sont largement éloignés de ce mandat pour devenir, au fil du temps, un des piliers du processus d’imposition à l’ensemble de la planète des politiques néolibérales capitalistes.
Triste anniversaire donc pour une large proportion de la population mondiale, car si la Banque mondiale et le FMI représentent, aux yeux du public des pays développés du Nord, des acteurs largement inconnus, il n’en est pas de même pour les peuples du Sud. Pour ceux-ci, les deux institutions internationales incarnent les vampires au travers desquels le capitalisme transnational impose sa loi, et cela via les trop fameux « programmes d’ajustement structurel ». En Amérique latine, on traduit d’ailleurs souvent le sigle FMI par Faim, Misère et Inflation.
Avant de connaître cette sinistre notoriété, les deux institutions internationales sont cependant restées longtemps dans l’ombre. Pourtant, un examen de leurs structures et de leurs modes de fonctionnement tels que fixés au départ est très révélateur en ce qui a trait aux intérêts dominants en leur sein. Alors que l’assemblée générale de l’ONU fonctionne sur le principe d’un État, une voix, le FMI et la Banque mondiale basent leur prise de décisions sur un dollar = une voix, consacrant ainsi la prépondérance des États les plus riches. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si depuis leur fondation, le directeur général du FMI soit un Européen alors que celui de la Banque mondiale est un Américain. En suite logique, le siège social de ces deux institutions se trouve à l’endroit où trône le pouvoir politique le plus important de la planète, c’est-à-dire à Washington. Par ailleurs, même si, selon le discours officiel, les décisions se prennent généralement au consensus, le manque de transparence des procédures des deux organisations fait en sorte qu’on ne sait pas réellement ce qui s’y passe. Il n’en reste pas moins clair que les politiques des deux institutions consacrent la domination du Nord sur le Sud.
Déjà, durant les années 60, au moment où le processus de décolonisation et de lutte anti-impérialiste dans les pays du Sud (Cuba, la guerre du Vietnam) était à son zénith, la Banque mondiale constituait un élément de la stratégie des États-Unis pour briser ce mouvement. Il faut aussi se replacer, à ce moment, dans le contexte de la « guerre froide » pour comprendre que les prêts offerts par la Banque pour le développement de projets d’infrastructure, officiellement évalués selon des critères « techniques », étaient alloués, dans les faits, selon des considérations politiques. En d’autres termes, il s’agissait d’aider les régimes amis de l’Occident dans la lutte contre le bloc soviétique et contre tout modèle autonome de développement dans le Tiers-Monde. Entre autres exemples, la Banque mondiale, en 1971, dirigée à l’époque par Robert McNamara, ancien secrétaire à la défense des États-Unis et un des architectes de la guerre du Vietnam, coupa tous les crédits au Chili. Curieuse coïncidence, ce pays connaissait alors une importante expérience de changements sociaux depuis l’élection de l’Unité populaire de Salvador Allende. Pour beaucoup d’observateurs, la décision de la Banque mondiale de couper tous crédits au gouvernement chilien, loin d’être apolitique, s’inscrivait pleinement dans la stratégie orchestrée par les États-Unis en vue de saboter la tentative socialiste de l’Unité populaire. On a pu voir, un certain 11 septembre 1973, les résultats ultimes de cette stratégie…
Banque mondiale et néolibéralisme
Par-delà l’implication de la Banque mondiale dans ces actions de déstabilisation politique, la grande heure de gloire pour celle-ci et le FMI sonnera à la fin des années 70. Avec l’aggravation de la crise mondiale du capitalisme et l’échec des anciennes recettes keynésiennes (soutien à la demande, interventionnisme étatique, etc.), les États vont de plus en plus adopter un nouveau style politique donnant aux marchés privés une place prépondérante, le néolibéralisme. Au même moment éclate la crise de la dette dans les pays du Sud, forçant ceux-ci à se tourner vers les institutions financières internationales pour tenter de juguler la catastrophe. Le FMI et la Banque mondiale vont profiter de cette situation pour imposer, dans le processus de renégociation de la dette, des « programmes d’ajustement structurel ». Ces derniers représentent la quintessence des politiques néolibérales dont l’esprit a été condensé dans l’expression « consensus de Washington ». Cette formule, créée par l’économiste anglais John Williamson, renvoie aux principes de bases néolibéraux : discipline fiscale (lutte aux déficits et à la dette), libéralisation financière, libéralisation commerciale, ouverture totale des économies aux mouvements de capitaux, privatisation de l’ensemble des services et démantèlement des réglementations gouvernementales.
Les impacts des programmes d’ajustement et de l’ensemble des politiques néolibérales, à travers le monde et plus précisément dans le Sud, ne sont que trop connus : aggravation des inégalités sociales et économiques, pillage accéléré des ressources naturelles au profit des transnationales, effondrement d’économies nationales (Argentine), désastres écologiques, etc. Malgré ce bilan désastreux, ni le FMI, ni la Banque mondiale n’ont reconnu l’échec de leurs politiques. Pour ces deux organisations, s’il y a problèmes, cela ne tient pas au fait que les États ont libéralisé leurs économies mais plutôt qu’ils n’ont pas poussé le processus assez loin. Pour les experts des deux institutions, la libéralisation totale va amener, après quelques désagréments, un renouveau du développement et la prospérité pour toutes et tous. Inutile de dire que rien de tout cela ne s’est produit, les pays du Sud s’enfonçant dans une dépendance envers les États développés, qui prend des allures de recolonisation alors que la misère se développe toujours plus.
Les critiques envers la Banque mondiale
Cette course folle, loin de s’arrêter, a connu un nouveau regain avec la chute du « socialisme » et l’ouverture des économies de l’Est au marché mondial capitaliste. De nouveaux espaces s’ouvraient ainsi pour le FMI et la Banque mondiale afin d’expérimenter sur une échelle toujours plus large leurs thérapies de choc. Cependant, à force de tuer le malade pour le sauver, des sursauts de révoltes populaires ont commencé à surgir de par le monde. Déjà, durant les années 80, plusieurs pays du Sud avaient été secoués par des émeutes de la faim, émeutes initiées à la suite de l’imposition des programmes d’ajustement. C’est cependant à partir du milieu de la décennie 90 que mouvements et critiques vont de plus en plus se structurer et s’amplifier pour demander l’abolition de la dette du Sud et pour dénoncer les politiques des grandes organisations internationales dont le FMI et la Banque mondiale. Ainsi, en 1994, une coalition internationale se mit sur pied avec comme cri de ralliement « 50 ans, c’est assez ! » pour ainsi souligner, si on peut dire, l’anniversaire des deux institutions de Bretton Woods.
Les réunions de la Banque mondiale et du FMI (ainsi que celles des autres acteurs impliqués dans la mondialisation capitaliste) seront dorénavant ponctuées par d’importantes manifestations comme à Washington en 2000 ou à Prague en 2001, signalant ainsi l’émergence d’un vaste mouvement planétaire de contestation de la mondialisation capitaliste et des institutions qui la pilotent. Ce barrage de critiques ne sera pas sans effets car des dissensions se manifesteront au sein même des organismes : Joseph Stiglitz, ancien membre de la Banque mondiale, critiquera ouvertement le « fondamentalisme » libéral dont font preuve cette dernière et le FMI. Petites dissensions il est vrai, car le Fonds monétaire n’a en rien changé son discours, pour ne pas parler de ses politiques.
Dans le cas de la Banque mondiale, la situation est plus délicate. Officiellement mandatée de promouvoir le développement et de lutter contre la pauvreté, l’institution, ne serait-ce qu’en terme d’image publique, se doit de tenir compte de certaines de ses critiques. D’autant plus que, au-delà du désastre social que représentent les programmes d’ajustement structurel, les opérations de la Banque sont un fiasco : en 2000, un comité du Congrès américain mettait au jour le fait que le taux d’échec pour l’ensemble des projets pilotés par la Banque mondiale était de 55-60 %. En Afrique, ce taux d’échec atteignait 73 %. Par ailleurs, sur les 25 milliards de dollars prêtés annuellement par l’institution, 45 % était empoché directement par les grandes transnationales du Nord. Il y avait donc une sérieuse opération de relations publiques à faire et la Banque s’y attela, d’abord en procédant à un petit tour de passe-passe sémantique : les programmes d’ajustement structurel devenaient, du jour au lendemain, des programmes de « réduction de la pauvreté ». La substance et les objectifs étaient les mêmes, toujours plus privatiser et libéraliser l’économie, mais l’étiquette changeait. Par ailleurs, dans le cadre de l’application de ces programmes de réduction de la pauvreté, la Banque mondiale a mis de l’avant la notion de « nouvelle gouvernance ». Avec cette dernière, les États doivent s’articuler beaucoup plus avec les organismes de la société civile en vue d’implanter les programmes de « lutte » contre la pauvreté. N’étant pas en reste, la Banque mondiale a aussi cherché à travailler avec des organisations de la société civile. En 1996, la Banque engagea des discussions avec plusieurs ONG dans l’objectif de procéder à l’évaluation des programmes d’ajustement. Portant sur la situation au Bangladesh, l’Équateur, le Salvador, le Ghana, la Hongrie, le Mali, l’Ouganda et le Zimbabwe, le projet qui avait pour titre Structural Adjustment Participatory Review Initiative (SAPRI), a débouché sur un rapport dont les conclusions étaient sans équivoque : les programmes d’ajustement ont contribué à un plus grand appauvrissement et à la marginalisation des populations locales en aggravant les inégalités économiques [1]. Face à ce constat, la Banque mondiale s’est promptement retirée du projet, refusant de cautionner les conclusions du rapport.
Soixante ans après sa fondation, la Banque mondiale continue donc à s’amuser à nos dépens. Dans ces circonstances, il n’y a pas d’autre alternatives pour les peuples du monde que de résister et d’exiger sinon l’abolition de cette institution, du moins de profondes réformes afin de la mettre sous contrôle démocratique. C’est minimalement le cadeau d’anniversaire qu’on peut se souhaiter.
[1] Sur le SAPRI, lire The SAPRI report : the Policy Roots of Economic Crisis, Poverty and Inequality, Zed/Third World Network, Londres, 2004.