Exploration des ressources pétrolières et gazières du Golfe du Saint-Laurent
Du gaz naturel chez les baleines
par Antoine Casgrain
Au cours de l’été qui vient, plus de 300 000 visiteurs des quatre coins du globe fréquenteront la région du Parc marin Saguenay-Saint-Laurent. La grande majorité de ces visiteurs tentera d’observer les baleines entre Les Escoumins et l’embouchure du Saguenay, sur l’eau ou sur les sites d’observation terrestres. Les guides répèteront sans relâche que la chasse d’autrefois a décimé les populations de mammifères marins. Ces mêmes guides ne devront pas oublier d’ajouter que la pollution d’aujourd’hui menace leur rétablissement, car bien peu de visiteurs se doutent que le Saint-Laurent risque de devenir une zone d’exploitation de gaz naturel, menaçant l’écosystème extraordinairement riche du fleuve.
Le 27 novembre 2002, le gouvernement péquiste annonçait le début d’un vaste projet d’exploration des ressources pétrolières et gazières du Golfe et de l’estuaire maritime du Saint-Laurent. Hydro-Québec prévoit y investir 330 millions de dollars. Le plan de la société d’État s’échelonne sur dix ans et fait miroiter plus de 4 000 emplois pour la Gaspésie et la Côte-Nord.
Une fois arrivé au pouvoir, le gouvernement libéral de Jean Charest, malgré sa promesse électorale, a poursuivi le projet. Afin d’arrêter l’exploration pétrolière et gazière dans le Saint-Laurent, une coalition arc-en-ciel s’est formée, forçant le ministre de l’Environnement Thomas Mulcair à soumettre le premier projet d’exploration au Bureau d’audience publique en environnement (BAPE). La principale crainte des environnementalistes est que l’exploration sismique ne perturbe l’habitat des mammifères marins, des crustacés et des poissons.
La pollution acoustique et les baleines
La première étape du projet est l’exécution de relevés sismiques qui seront effectués par la compagnie Geophysical Service Incorporated (GSI), partenaire d’Hydro-Québec dans cette aventure. Ces relevés sont faits à l’aide d’un canon à air comprimé remorqué par un bateau. Les détonations ont lieu toutes les dix secondes, 24 heures sur 24 pendant des semaines, voire des mois. En sondant ainsi le fond marin, on arrive à détecter les endroits où peuvent se trouver des hydrocarbures en quantité exploitable.
La compagnie GSI a présenté l’automne dernier à l’Office national de l’énergie (fédéral) un projet préliminaire de 1600 km de levées sismiques, en promettant des mesures exceptionnelles pour protéger les cétacés (par exemple : arrêter les activités lorsqu’une baleine est à moins de 500 m du bateau). La compagnie demeure par ailleurs discrète sur les 17 500 km de levées supplémentaires qu’elle entend faire si les premiers résultats sont positifs. Après analyse, le ministère des Pêches et Océans (MPO) a émis un avis défavorable au projet de GSI, considérant que l’écosystème du Saint-Laurent, qui comprend au moins sept habitats critiques, mérite l’application du principe de précaution. L’Office a finalement suspendu le projet de GSI et demandé d’autres analyses au ministère de l’Environnement.
La pollution sonore sous-marine est largement sous-documentée. Bien qu’incomplètes, les études scientifiques semblent indiquer que cette pollution affecte grandement les cétacés. Ces derniers vivent grâce à plusieurs adaptations impressionnantes de leur ouie, profitant de l’excellente propagation du son dans l’eau. Dans toutes les activités nécessaires à leur survie, les baleines utilisent leur sens auditif : alimentation, reproduction, cohésion du groupe, etc. L’exploration sismique menace donc, à court terme, de faire fuir les baleines à plusieurs kilomètres des zones où on la pratique, de créer des lésions permanentes à certains animaux ou même d’entraîner leur mort. Une détonation émise par le canon à air comprimé que l’on veut utiliser dans le Saint-Laurent aura une intensité de plus de 180 dB 1 uPa jusqu’à 4 km de sa source ; cette intensité (180 dB 1 uPa) est considérée par les experts comme la limite absolue au-delà de laquelle les mammifères marins ne devraient jamais être exposés. Si les impacts ne sont pas immédiats, la pollution sonore peut tout de même entraîner à long terme des problèmes de santé et de surdité chez ces animaux exposés constamment aux bruits des activités humaines. Parmi les cétacés présents dans les zones convoitées par GSI, deux espèces sont considérées en voie de disparition : le béluga, qui réside à l’année dans le Saint-Laurent, et le rorqual bleu, présent jusqu’à l’apparition des glaces dans le Golfe.
Un problème plus vaste encore…
Les effets négatifs de l’exploitation des hydrocarbures débordent largement la pollution acoustique de l’environnement des baleines. D’après les documents du MPO, la migration du poisson de fond et la reproduction du sébaste pourraient être perturbées. De plus, on craint pour certaines populations fragiles de crabes des neiges et de homards le long des côtes d’Anticosti et des Îles-de-la-Madeleine.
Une fois l’exploration acoustique terminée, la mise en place, le fonctionnement et le démantèlement éventuel des stations de pompage occasionnent d’énormes risques environnementaux pour le milieu marin. À titre d’exemple, citons les fuites diverses causées par des accidents, même mineurs. Ainsi chaque année, 110 millions de litres de pétrole s’échappent des puits, des pipelines et autres infrastructures de l’industrie pétrolière américaine (soit trois fois le déversement de l’Exxon Valdez). Les boues de forage sont également une source de contamination par les métaux lourds, une pollution affectant tous les maillons de l’écosystème.
Avec une présence réduite des baleines et un risque élevé de pollution dû aux puits de forage, le développement économique de 5 régions de l’Est du Québec, axé largement sur le tourisme, risque d’être gravement compromis.
L’exploitation des hydrocarbures va à l’encontre du développement durable et de la réduction des gaz à effets de serre. Hydro-Québec engloutit des centaines de millions de dollars dans les hydrocarbures, une énergie non-renouvelable à la base des changements climatiques.
Des audiences publiques sur quoi ?
Depuis l’annonce du projet, un large Front commun s’est construit autour de l’Union pour la conservation de la nature (UQCN) et du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM). Très hétéroclite, il regroupe une quinzaine d’organisations et plusieurs personnalités publiques : des environnementalistes de toutes tendances, des groupes scientifiques, des associations de pêcheurs, le parti Vert, des associations touristiques sans oublier les croisiéristes d’observation des baleines.
En plus d’exiger un moratoire, le Front réclame une évaluation indépendante sur l’ensemble du projet d’exploitation des hydrocarbures dans le Saint-Laurent. Autrement dit, cela ne sert à rien de faire des explorations sismiques, si le forage et le pompage des hydrocarbures ont des effets écologiques et économiques désastreux. Le Front commun s’interroge sur la pertinence même de notre engagement pour une filière énergétique polluante et non-renouvelable.
En avril 2003, en campagne électorale, Jean Charest avait écrit une lettre dans laquelle il s’engageait, une fois au pouvoir, à réaliser des études d’impact sur l’ensemble du projet. Or, le 3 décembre 2003, le gouvernement annonce la suspension des levées sismiques et la tenue d’une audience du BAPE portant uniquement sur le projet préliminaire de GSI. On morcelle les audiences publiques pour éviter d’aborder les conséquences potentiellement désastreuses pour l’écosystème du Saint-Laurent et pour l’activité économique régionale (tourisme, pêche).
Développer l’économie des régions ?
Les projets de prospection d’hydrocarbures se multiplient au Canada, dans l’Atlantique comme dans le Pacifique. Au-delà des problèmes environnementaux, l’exploitation du pétrole et du gaz en haute mer est-elle vraiment rentable au Canada ? Selon une étude du Centre canadien des politiques alternatives, le projet pétrolier Hibernia (Terre-Neuve) a coûté aux instances publiques plus de 5 milliards de dollars. Grosso modo, le projet en entier n’a créé que 7,5 emplois pour chaque million investi. De surcroît plus du tiers de ces emplois étaient hautement qualifiés et ne pouvaient être remplis par la main-d’œuvre locale. En comparaison, l’efficacité énergétique génèrerait cinq fois plus d’emplois. Il apparaît donc qu’une évaluation économique et environnementale des projets d’Hydro-Québec est plus que nécessaire.
Actuellement, le projet d’exploration gazière fait l’objet d’audiences publiques. Pour l’instant, le Front commun fait des interventions ponctuelles auprès des médias et des autorités publiques. Aucune grande campagne de sensibilisation publique n’a encore été entreprise, bien que le sujet risque de devenir de plus en plus chaud si le gouvernement décide de maintenir le cap. D’opposition au Suroît en opposition aux hydrocarbures en haute mer, le dossier environnemental risque d’attiser de grands conflits sociaux au Québec.