Dossier : En plein corps
La reine et le saumon
Résistance innue à la colonisation
Mani-Utenam, octobre 2012. Nous sommes sur la route 138 qui mène au chantier de La Romaine, le dernier grand projet hydro-électrique québécois qui consiste à harnacher une rivière à saumon du territoire traditionnel innu, le Nitassinan. Un groupe de militant·e·s bloque le passage des camions en direction du chantier d’Hydro-Québec, poursuivant les actions politiques menées à l’encontre de ce projet par les Innu·e·s depuis 2008. Des enfants, des dames âgées, des adolescent·e·s, quelques hommes ont établi un lieu de séjour politique directement sur l’asphalte. Sur des épinettes couchées sur la route, des affiches arborant des slogans politiques y sont posées, et la traditionnelle tente prospecteur des chasseurs s’y érige en guise de campement.
Les militant·e·s font face à une escouade anti-émeute de la Sûreté du Québec. Une vingtaine de policiers, qui sont là pour démanteler la barricade. Les camions d’Hydro-Québec, ainsi en a décidé le gouvernement et les juges de la province, doivent pouvoir se rendre sur le chantier. La police locale de Uashat Mak Mani-Utenam est également sur les lieux, en retrait. Une militante rencontrée à l’été 2013 à Uashat revient sur les blocus de 2012 et raconte son arrestation : « Je me suis avancée, les poignets offerts, entre le policier de la communauté et le policier provincial, et j’ai demandé : « Qui m’arrête ? » ». La réserve est sous la juridiction du corps policier local, mais la route 138 est une route provinciale, du domaine de la SQ.
Lors d’une autre série d’arrestations, un Innu a capté et diffusé l’image d’un père menotté, poussé dans un fourgon cellulaire, lançant entre ses larmes « Pas l’argent, mes enfants. » Méditant sur les événements à l’occasion d’une conférence, une mère et politicienne innue précise le sens de ce cri de résistance : « Dans ces rivières-là, on pêche des saumons de 32 pouces. On nourrit nos enfants avec ça. »
Colonialisme historique…
Écho politique aux blocus autochtones qui ont eu lieu partout au Canada depuis une vingtaine d’années, ce qu’il s’agit de défendre dans ce corps à corps improbable avec les fardiers et leurs escortes armées, c’est le Innu aitun, le mode de vie innu. Les Innu·e·s comprennent leur liberté politique comme le pouvoir de se nourrir d’un territoire exempt de pollution et de perturbations anthropiques déstructurantes, un territoire où les pratiques respectent les sources de la vie. Dans sa version la moins radicale, cette revendication prend encore la forme d’une demande de compensation qui tienne compte de cette perte irréparable.
C’est cette conception fondamentale de la liberté qui porte les revendications continues des Innu·e·s depuis la démarche de revendication globale amorcée à la fin des années 1970 jusqu’aux actions entreprises récemment, notamment une poursuite de 900 millions de dollars intentée le printemps dernier par le Conseil de bande de Ushat Mak Mani-Utenam contre la Iron Ore Company qui exploite à son propre profit le minerai dans le Nitassinan depuis les années 1950.
Le colonialisme est à la fois une prise de terre et une prise de corps : capture du territoire dans un régime foncier destiné à faire de la terre une marchandise (la fiction de la « Couronne ») ; capture du corps arraché à la terre nourricière par un régime de citoyenneté différencié qui détermine sur une base raciale l’ensemble des relations économiques, sociales, politiques et de droit privé de ses « pupilles ». L’affaire est maintenant bien documentée : empêcher les Indien·ne·s de manger aura été l’une des politiques de nettoyage ethnique les plus systématiquement mobilisées par le gouvernement impérial dans sa guerre d’usurpation territoriale sur le continent. La situation vécue par les Innu·e·s dans leur lutte historique et actuelle contre le Canada, le Québec, Hydro-Québec, la Iron Ore Company et le Plan Nord (ainsi que le décline le chef de Uashat Mak Mani-Utenam Mike Mackenzie dans une entrevue accordée en mai 2013) figure dans ce triste répertoire.
… et luttes actuelles
Quant au projet de La Romaine, et dans l’esprit de l’obligation de consulter dictée par la Cour suprême du Canada pour des projets d’exploitation des ressources sur des territoires traditionnels revendiqués par des nations autochtones, deux référendums ont été tenus en 2011 et 2012 dans la communauté innue concernant d’éventuelles compensations. La communauté, deux fois, a dit non au projet d’entente. La compagnie a néanmoins poursuivi les travaux. « On dit non, pis ils le font pareil », s’exclame un élu innu rencontré à Uashat cet été pour expliquer la décision du Conseil de bande de poursuivre des ententes privées avec les compagnies qui souhaitent s’implanter dans le Nitassinan. « J’t’e parle, mais chu pas là », renchérit pour sa part un chasseur qualifiant la relation du gouvernement du Québec avec la nation innue.
Il y a une manière de manger qui rend libre – c’est un savoir politique dont a peut-être perdu la mémoire le peuple de l’électricité : à la suite des blocus de 2012, Hydro-Québec a obtenu de la Cour supérieure du Québec une injonction, toujours, en vigueur à ce jour qui interdit aux Innu·e·s de Uashat Mak Mani-Utenam de nuire au déroulement des travaux de La Romaine, en regard des « préjudices irréparables » que cela causerait à la compagnie d’électricité. Les Innu·e·s eux, tentent toujours d’obtenir devant les tribunaux une injonction permanente pour arrêter les travaux. Ω