Un iceberg à éviter

No 051 - oct. / nov. 2013

Les négociations dans le secteur public

Un iceberg à éviter

Le récent jugement Roy : une absurdité liberticide

Yvan Perrier

Le 10 janvier 2013, la juge Claudine Roy de la Cour supérieure du Québec a rendu sa décision en lien avec la loi spéciale imposée autoritairement le 15 décembre 2005 par le gouvernement de Jean Charest. Rappelons que la Loi 43 avait pour effet de mettre un terme unilatéralement à la ronde de négociation des secteurs public et parapublic qui s’est échelonnée de 2003 à 2005 et d’interdire l’exercice de la grève dans ces deux secteurs jusqu’en mars 2010. À la lumière de ce jugement, on peut se poser les deux questions suivantes : à quoi correspond la protection constitutionnelle appa­rentée à la liberté d’association et à la liberté d’expression pour les salarié·e·s des secteurs public et parapublic ? Y a-t-il encore un avenir pour les négociations collectives dans ces secteurs ?

Retour en arrière

Les conventions collectives dans les secteurs public et parapublic venaient à échéance le 30 juin 2003. La Loi sur le régime de négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic (L.R.Q., chapitre R-8.2) prévoit un contrat de travail d’une durée maximale de trois ans. Le 15 décembre 2003, le Front commun syndical, regroupant la CSN, la CSQ et la FTQ, dépose ses demandes qui doivent être négociées à la table centrale. Le Front commun réclame des augmentations de l’ordre de 12,5 % pour les trois années d’application du contrat de travail. Le 18 juin 2004, le gouvernement du Québec dépose ses offres aux 536 100 salarié·e·s des secteurs public et parapublic. Le porte-parole du gouvernement précise que la masse salariale ne saurait augmenter de plus de 12,6 % au terme de six ans en incluant l’équité salariale. Les offres du gouvernement ne prévoient rien pour la période allant de juin 2003 à mars 2004. Pour ce qui est de la période allant de 2004 à 2010, les offres du gouvernement proposent des augmentations salariales de 2 % par année pour les exercices 2006-2007, 2007-2008 et 2008-2009. Les augmentations salariales pour les exercices 2004-2005, 2005-2006 et 2009-2010 restent alors à déterminer. Notons ici que le gouvernement du Québec fait une offre qui correspond à un contrat de travail de très longue durée (six ans et neuf mois) qui outrepasse démesurément la durée prévue par la loi. Autrement dit, le gouvernement Charest présente à ses salarié·e·s syndiqué·e·s une offre carrément illégale.

Sans entrer dans le détail de cette ronde de négociation qui s’est échelonnée sur une période de deux ans, rappelons que le 14 décembre 2005 le premier ministre Charest a annoncé que l’Assemblée nationale était convoquée pour le lendemain. À l’ordre du jour figurait le point suivant : l’adoption d’une loi spéciale imposant par décret les conditions de travail et de rémunération des salarié·e·s syndiqué·e·s des secteurs public et parapublic. L’objet de la loi visait deux choses : « assurer la continuité des services publics » et « pourvoir aux conditions de travail des salariés des organismes du secteur public dans le cadre des limites qu’impose la situation des finances publiques ». Dans les faits, les conventions collectives ont été « renouvelées » jusqu’au 31 mars 2010. L’annexe 1 a fixé la hausse des taux de traitement applicables pour les années 2006 à 2009 à 2 % de majoration annuelle. Rien n’a été prévu pour les années 2004 et 2005 (concrètement, 0 % d’augmentation pour les deux premières années). Quant à la continuité des services, la section IV de la loi (art. 22 à 42) a pour effet de retirer le droit de grève que possédaient les salarié·e·s et met en place diverses sanctions ayant pour but d’empêcher l’exercice de tout moyen de pression dans les secteurs public et parapublic jusqu’au 31 mars 2010. Notons que du début à la fin de cette ronde de négociation, le gouvernement a refusé de négocier son cadre financier. Il s’agissait, selon l’expression du ministre de la Santé et des Services sociaux de l’époque, monsieur Philippe Couillard, d’un cadre « immuable ».

L’abject jugement Roy

Dans les semaines ayant suivi l’adoption de ce décret-loi spéciale, les organisations syndicales ont déposé des requêtes visant à faire déclarer la Loi 43 inconstitutionnelle. La partie syndicale soutenait que cette loi inique, en mettant fin abruptement au processus de négociation des questions en jeu à la table centrale et en interdisant la grève, portait atteinte à la liberté d’association et à la liberté d’expression des organisations syndicales et de leurs membres.

En janvier 2013, sept ans plus tard, la juge Roy rejette le recours syndical en inconstitutionnalité de la Loi 43. Elle conclut que «  l’adoption du Cadre Budgétaire ne prouve pas l’absence d’intention de négocier de la part du gouvernement et n’impliquait pas nécessairement l’intervention du législateur ». Elle statue qu’il n’y a pas eu, selon elle, atteinte à la liberté d’association de la partie syndicale lors de la ronde des décrets de 2003-2005. Elle affirme également que le législateur, « en adoptant des dispositions prévoyant l’obligation pour les salariés de fournir leurs prestations de services et en interdisant la grève pendant la période d’application de la Loi 43 », n’a pas porté atteinte à la liberté d’association. Elle ajoute : « Subsidiairement, si atteinte à la liberté d’association il y avait, soit à l’égard des négociations et de l’imposition législative des conditions de travail, soit à l’égard de l’interdiction de grève, le Tribunal conclut qu’une telle atteinte aurait été juste et raisonnable dans une société libre et démocratique.  » Pour ce qui est maintenant de la décision du gouvernement d’interdire, par le recours à une loi spéciale, l’exercice de moyens de pression y incluant la grève, la juge « considère qu’il n’y a aucune atteinte injustifiée à la liberté d’expression ». Sous la plume de la juge Roy, la liberté d’association et la liberté d’expression ne créent aucune obligation à l’État législateur face aux salarié·e·s syndiqué·e·s des secteurs public et parapublic. Elle avance avec aplomb que « [l]a perte du pouvoir d’achat ne constitue pas une diminution de rémunération.  » Tiens-toi !

Les intentions des rédacteurs de la Charte

À la lumière du jugement Roy, force est de constater, pour répondre à notre première question, que la liberté d’association et la liberté d’expression semblent insuffisantes pour contrer l’autoritarisme étatique. Pourtant, lors du processus d’adoption de la Charte des droits et libertés, la notion de liberté d’association semblait en mesure d’entraver l’adoption de lois liberticides en matière de libertés syndicales.

Au sujet des intentions des rédacteurs de la Charte en matière de liberté d’association, Christian Brunelle et Pierre Verge notent : « Toutefois, [...] dans l’esprit des rédacteurs de la Charte, la “liberté d’association” incluait manifestement la liberté de se syndiquer et de mener des négociations collectives, voire peut-être même le droit de faire la grève. En somme, soucieux de protéger la liberté d’association au travail, sans pour autant lui conférer une importance plus grande dans ce contexte que dans les autres sphères de l’activité humaine, les élus tenaient le pari que les tribunaux parviendraient à dégager de cette liberté générale d’association l’essentiel de ce que recouvre, en droit international, le concept de “liberté syndicale”. »

« Contrairement à ce qu’affirme le juge McIntyre dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee relations Act (Alb.), [...] il ne ressort pas clairement des délibérations du Comité mixte spécial “que le droit de grève était considéré comme séparé et distinct du droit de négocier collectivement”. [...] Toutefois, en réponse à un élu (Jack Epp) qui se demandait si des lois spéciales de retour au travail pour mettre fin à des grèves illégales dans la fonction publique pourraient être contestées si la proposition néo-démocrate était acceptée, le ministre de la Justice suppléant, [...] Robert P. Kaplan affirmait : “Les personnes qui s’opposeraient à de telles lois, si elles voulaient s’en tenir au texte de la charte, fonderaient leurs arguments sur l’article 1, en prétendant que les lois exigeant le retour au travail constituent une ingérence abusive au niveau des libertés fondamentales [...].” » [1]

Trente ans après l’entrée en vigueur de la Charte des droits et libertés, certain·e·s juges se sont amusé·e·s à réduire à peau de chagrin l’étendue de la liberté d’association et de la liberté d’expression quand les droits des salarié·e·s syndiqué·e·s des secteurs public et parapublic sont en jeu. Manifestement, ces juges ont interprété de manière intéressée (voire partisane) l’intention du législateur.

* * *

Comment qualifier le jugement Roy ? Parodie de justice ? Jugement désho­norant ? Je vous laisse le choix. Quoi qu’il en soit, ce jugement est indigne d’un État qui se dit « État de droit ». Non seulement la juge a-t-elle refusé d’appliquer la Loi sur le régime de négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic, mais en plus elle a vidé de sa substance les notions de liberté d’association et de liberté d’expression. Il s’agit d’un jugement juridiquement absurde. Il ne correspond à rien de moins qu’une justification juridique d’un coup de force étatique négateur du droit de négocier et du droit de faire la grève pour les 536 100 salarié·e·s syndiqué·e·s des secteurs public et parapublic.

Que peut-on envisager si les prochaines rondes de négociation dans ces secteurs se déroulent conformément au jugement Roy ? Un avenir peu enviable. Une période que nous osons qualifier de glaciation des libertés syndicales dans les secteurs public et parapublic. Bref, une ère susceptible d’être marquée par le triomphe de l’État omnipotent.


[1Christian Brunelle et Pierre Verge, « L’inclusion de la liberté syndicale dans la liberté générale d’association : un pari constitutionnel perdu ? », La Revue du Barreau canadien, vol. 82, no 3, décembre 2003, p. 715 et 716.

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