No 051 - oct. / nov. 2013

Féminisme

Debout

Martine Delvaux

Le 25 juin 2013, la sénatrice texane Wendy Davis enfilait une paire de chaussures de course roses pour pouvoir tenir le coup pendant un filibuster historique : treize heures sans s’asseoir ou prendre appui, sans boire ni manger, sans quitter sa place ni le fil d’un discours écrit en opposition à un projet de loi dont l’objectif était non seulement de réduire aux vingt premières semaines de grossesse le droit des femmes à l’avortement (et encore, dans des circonstances quasi exceptionnelles), mais de limiter radicalement leur accès à des cliniques (dont le nombre sera ramené, puisque le projet a finalement été adopté le 13 juillet, de 42 à 5).

Les chaussures de Wendy Davis on fait couler beaucoup d’encre sur le Web, autant sur les sites de vente d’articles de sport que dans des textes d’opinion. Des femmes s’en sont procuré une paire en hommage à l’engagement de la politicienne (des chaussures capables de l’emporter sur le patriarcat, peut-on lire dans un commentaire sur Amazon.com, site de vente devenu lieu d’engagement !) ; d’autres ont exprimé un écœurement devant l’importance qui était accordée, encore une fois, à l’apparence d’une femme (une autre femme reconnue pour ses chaussures, roses de surcroît !). D’où le commentaire de la blogueuse Sally Kohn : quelle est la différence entre le fait d’aimer les chaussures de Wendy Davis et celui d’aimer Wendy Davis à cause de ses chaussures ? Réponse : le sexisme.

Les pieds des femmes

De la pantoufle de vair de Cendrillon en passant par les pieds bandés (dits « pieds en lotus d’or ») et les talons aiguilles, on en vient aux chaussures de course de Wendy Davis. La fétichisation du pied féminin est immémoriale, et le port du talon haut, on le sait, signe la place dans l’univers sexué (et sexuel, érotique) féminin. Déformation des pieds, inconfort, douleur, mobilité limitée... le talon haut n’a rien de libérateur. Il est, à l’image des cothurnes grecs, un théâtre en miniature sur lequel la femme est exposée, offerte au regard. En réalité, le talon haut est idéal pour poser, non pour se déplacer. Et si, dans les années 50, l’adoption du stiletto par certaines femmes avait un objectif féministe (il s’agissait de rejeter le rôle domestique en portant des chaussures qui disaient clairement que les tâches attendues ne seraient pas exécutées), on s’entend pour dire que l’accessoire féminin par excellence qu’est le talon haut n’a pas été investi, au profit de la lutte féministe, de la même façon que la jupe, le soutien-gorge ou le voile. Ainsi, en troquant le talon haut pour les chaussures de course, Wendy Davis en disait long. Contre les divers walk a mile in her shoes qui adoptent le talon haut (dans ce cas porté par des hommes) comme symbole de l’oppression des femmes et de la domination masculine – le travestissement temporaire ayant pour but de rendre les hommes empathiques par l’expérience d’une douleur physique qui allégorise une douleur personnelle et sociale –, Wendy Davis enfile des chaussures de course non pas pour courir, mais pour rester sur place. Ses running shoes servent une occupation, treize heures durant, à l’intérieur du parlement. Pendant tout ce temps, la sénatrice ne bougera pas, encouragée, comme lors d’événements sportifs, par ses partisan·e·s. Mais cette immobilité aura lieu au prix d’une souffrance importante : se tenir debout se double, ici, de tenir le coup.

Que ce soit en chaussures de course ou en talons hauts, les femmes sont appelées à souffrir pour défendre leurs droits. Elles doivent engager leur corps, payer de leur bien-être physique puisque, de toute évidence, les mots ne suffisent pas. La lutte pour leurs droits, et dans ce cas pour la possibilité non seulement de prendre des décisions qui concernent leur propre corps, mais pour avoir accès à des soins de santé visant à limiter la précarité de leur existence, ne se fait pas sans un prix pour le corps qu’elles cherchent justement à défendre. C’est là la singularité de leur performance, comme celle des manifestant·e·s qui se mettent en danger devant les forces de l’ordre pour défendre des idées... Même si les femmes ne représentent pas une portion minoritaire ou marginale de la population, et qu’il n’y a aucune raison pour qu’on les traite comme un cas d’exception, c’est pourtant cet état de fait que signale le geste de Wendy Davis. Elle montre jusqu’où il faut aller, quand on est une femme, pour être entendue.

La rue des femmes ?

Mais y a-t-il une si grande différence entre le geste de Wendy Davis, qu’on force à rester debout et immobile devant les membres du sénat, et celui des femmes qui descendent dans la rue ? On dit que quand les femmes sont dans la rue, c’est pour faire quelque chose ou aller quelque part. Contrairement aux hommes, elles n’ont pas le « droit » de séjourner dans l’espace public. Quand elles le prennent, c’est toujours au prix d’un certain inconfort : celui, comme l’explique la sociologue Irene Zeilinger, d’être considérée comme une femme mise à disposition. Entre la rue et le sénat texan (pour le prendre comme emblème), il n’y a dès lors qu’un pas. Rester sur place/se tenir debout dans l’espace public, qu’il s’agisse du parlement ou de la rue, n’est pas sans danger. Le danger de se faire draguer puis insulter si on n’obtempère pas. Le danger de se faire déshabiller du regard ou peloter. Le danger de se faire violer, battre et laisser pour morte.

Car rien n’est gagné pour les femmes. Ainsi, au moment où le projet de loi texan est adopté (le geste de Wendy Davis n’ayant eu pour effet, au final, que de reporter un vote dévastateur pour le droit et l’accès à l’avortement), la place Tahrir, cœur de la révolte égyptienne, est le théâtre d’un nombre effarant d’agressions sexuelles. Croyant avoir droit, elles aussi, à l’espace public, les femmes descendent dans la rue pour manifester et célébrer. Mais leur liberté devient vite, semble-t-il, une occasion rêvée. Des vidéos circulant sur la Toile montrent des groupes d’hommes emportant avec eux une femme, l’enlisant dans la foule comme une marée de boue. Ce phénomène n’est pas sans rappeler le harcèlement sexuel dont les étudiantes québécoises rapportent avoir été victimes, pendant le Printemps érable, parfois aux mains de leurs partenaires de lutte, d’autres fois aux mains de policiers...

Au cours de la dernière année, dans le flot des divers printemps, on a assisté à une remontée du féminisme sur la place publique (ou du moins, à la médiatisation de cette dite renaissance féministe). Comme le titrait Courrier international en janvier 2013 : les féministes sont descendues dans la rue. Il aurait mieux valu écrire, bien sûr, que les féministes sont re-descendues dans la rue, parce que la rue, elles l’avaient déjà investie. Mais la rue dont il est question aujourd’hui, par-delà le béton et les pavés, c’est l’autoroute du Web, la nouvelle cartographie des réseaux sociaux, tout ce que la technologie 2.0 permet comme circulation, mobilisation, vigilance, dénonciation, manifestation d’intérêts féministes. On dit que les femmes redescendent dans la rue parce que partout, les femmes s’opposent : elles nomment, racontent, révèlent, condamnent la lente mise à mort des femmes par un féminicide ambiant, ordinaire, insidieux, pervers ; des gestes innombrables qui transforment la précarité qui nous définit en tant qu’êtres humains (le besoin de se nourrir, de se loger et de prendre soin de notre santé) en une précarité insupportable.

La rue n’est pas gagnée, pour les femmes – celles qu’on voit et qu’on identifie comme telles, qui ont été socialisées en tant que telles. La chambre à soi, si nécessaire au début du XXe siècle (pour ce qu’elle représentait de liberté économique, certes, mais surtout de création et de pensée), est devenue une prison. C’est maintenant la rue que les femmes doivent reprendre, comme elles le montrent dans les Take back the night et les Slutwalks, les flashmobs, performances, occupations diverses... ces anti- ou contre-processions (pour reprendre l’image de Virginia Woolf dans Trois guinées) qui disent non seulement que les femmes doivent rester dans la rue, mais que la rue elle-même doit changer ; cette rue qui est partout, autant dans les villes que dans les couloirs des parlements et des universités, les institutions financières et culturelles, jusque dans les pages des journaux, des livres et des revues.

« Nous descendons dans la rue parce que nous avons besoin d’y marcher, d’y bouger  », écrit Judith Butler dans Qu’est-ce qu’un peuple ?, « nous avons besoin de la rue parce que, même en chaise roulante, nous pouvons évoluer dans cet espace sans être bloqués, sans harcèlement ni rétention administrative, sans peur d’être blessé ou tué. Si nous sommes dans la rue, c’est parce que nous sommes des corps qui ont besoin de soutien pour continuer à exister, pour vivre une vie digne de ce nom.   » C’est ce soutien que Wendy Davis a tenté d’obtenir dans ses chaussures de sport roses. C’est celui qu’on demande sans arrêt quand on prend la parole en tant que féministe sur la place publique.

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