Contribution au débat public sur les accommodements raisonnables
D’une passion prépolitique
Parmi les positions qui se sont mariées, pour le meilleur et pour le pire, dans ce débat chargé de positions de principe, quatre ont particulièrement contribué à enflammer les discussions et à les faire dévier vers des zones troubles : 1. l’approche policière, selon laquelle il serait nécessaire que l’État intervienne pour mettre fin au désordre que les multiples demandes d’ordre religieux, émanant d’un excès de « droits démocratiques », contribueraient à semer dans la cité ; 2. l’approche antireligieuse, qui postule qu’il faudrait limiter, sinon éliminer de l’environnement public ou semi public, toute trace visible des religions [1] ; 3. l’approche identitaire, considérant lesdites demandes et la prétendue transformation de l’environnement social comme le symptôme de l’amenuisement de l’identité et des valeurs collectives, menacées par la multiculturalisation de la société ; et 4. l’approche xénophobe, pour laquelle l’immigration serait la principale cause de cette menace. Ces positions ont convergé dans le discours entourant l’établissement, ici et là en région, de « normes de vie » destinées à accueillir les immigré·es de demain. Ces approches méritent d’être sérieusement examinées. Nous nous penchons ici sur les deux dernières.
Derrière les positions identitaire et xénophobe, qui vont souvent de pair, se profile la bonne vieille figure de l’immigré·e qui résiste à son intégration dans la société d’accueil. C’est elle que nous a servie Jacques Godbout à la fin de l’été dernier quand il accusait de la disparition progressive de la société québécoise ces « tribus qui immigrent avec leurs costumes, leurs coutumes, leur religion et leur télévision » — on se demande pourquoi il n’ajoutait pas « avec leur bruit et leur odeur »… Cette déclaration ouvrait la voie à certains propos délirants qui, dans le débat qui nous occupe, en appelaient à « mettre ses culottes » contre ces étranger·es, issus de l’« immigration massive », qui viennent « changer les règles communes » et « nous dire comment vivre ». On a dit aussi que ce n’était pas être raciste que de dire cela…
Cette prétendue résistance des étranger·es, on l’a accusée de dissoudre le lien social et de menacer nos valeurs. Après Godbout, Mathieu Bock-Côté, dans Le Devoir, jouait aussi la Cassandre en nous annonçant que nous aurions perdu la Nation. Ce qui manquerait à notre société pluraliste et multiculturalisée, ce serait une véritable nationalité, un lien serré entre les individus et la collectivité, avec ses valeurs, ses lois, son identité, son histoire — le rêve platonicien de la République bien ordonnée, quoi. Ce ne serait pas suffisant d’être Québécois·es, il faudrait avoir pour principale valeur la soumission aux valeurs d’ici et être adepte de l’identité collective. La démocratie et son « égalitarisme » seraient fondamentalement responsables de cette perte de la communion nationale. Ce serait ainsi la faute de la démocratie et de l’égalité si des gens venus d’ailleurs remettaient maintenant en question les valeurs de démocratie et d’égalité… Cette position nationaliste ne prolonge pas seulement la guerre de Platon contre la démocratie au nom de l’ordre communautaire et policier, mais aussi le discours contre-révolutionnaire de la Restauration, tel qu’il s’est énoncé au XIXe siècle français. Cette vision du lien social est non seulement étrangère à la logique de l’émancipation politique, fondée sur la présupposition de l’égalité de tous·tes : elle lui est radicalement contraire.
Quand le nationalisme identitaire oppose les valeurs collectives aux forces multiculturelles qui accompagneraient l’« immigration massive », il délaisse totalement la perspective émancipatrice qui motive de multiples indépendantistes d’ici et d’ailleurs. Un véritable mouvement conséquent pour la préservation de la nation québécoise devrait lutter contre un pouvoir central fort, contre les puissances de l’argent et contre l’ordre capitaliste libre-échangiste qui réduit considérablement la souveraineté populaire, politique, économique, alimentaire. Or, chez certain·es nationalistes, parfois les mêmes qui nous font l’apologie de l’intégration à l’économie de libre-marché, il ne s’agit plus de lutter contre des hégémonies : l’ennemi, dorénavant, ce sont ces multiples altérités destructrices du lien national. Ce déplacement inquiétant vers des êtres facilement identifiables nous détourne des véritables adversaires de taille, comme si on n’avait plus le courage de les combattre. L’immigration fournit un bouc émissaire qui convient plus à un parti de droite qu’à un mouvement d’émancipation. Que la mouvance indépendantiste contienne des nationalistes de cette trempe n’est certes pas une raison pour devenir fédéraliste : comme le notait André Belleau, l’indépendance reste une excellente façon de se sortir de l’ornière nationaliste.
Le débat qui a mené aux « normes de vie » de Hérouxville aura contribué à braquer un regard hostile sur des gens que nous avons peu entendus et dont nous savons souvent peu de choses, des gens qui comptent déjà parmi les plus susceptibles de souffrir de discrimination et d’attaques contre leurs droits au Québec comme ailleurs, qui travaillent au noir, en dehors des normes du travail et de toute espèce de protection, qui subissent le harcèlement policier, le profilage racial, les certificats de sécurité et autres mesures « antiterroristes », sans parler des petites discriminations ordinaires et quotidiennes. Par ailleurs, on pourrait désapprendre à voir l’effet « tribu » ou « ghetto » comme un problème ou un rejet de la société d’accueil : l’être humain, loin de son pays natal, se recrée d’abord une communauté intime avec des gens de même provenance ou de mêmes conditions, surtout si celles-ci sont misérables. Ce mouvement, souvent provisoire, est on ne peut plus normal.
La constitution d’un « nous » d’ici polarisé contre un « eux » venus d’ailleurs relève d’une passion prépolitique, qui a bien peu à voir avec la démocratie ou l’égalité : l’exclusion de l’autre. Ce n’est pas ce qui se fait de mieux en ce moment.
[1] Cette position diffère de l’approche laïciste, légitime si on l’identifie, à l’instar de Nesrine Bessaïh (voir ci-contre), à la position républicaine en faveur d’une laïcité institutionnelle conçue comme indépendance par rapport aux structures religieuses et découlant des principes d’intégration universelle et d’indifférence aux différences — de classe, de sexe, d’origine, de religion.