Réinventer la démocratie
Pour une politique participaliste
par Normand Baillargeon
Je voudrais présenter ici des idées ayant été avancées par Stephen R. Shalom et qui me semblent ouvrir des avenues prometteuses sur la question du politique et la prise de décision collective.
Je précise d’emblée qu’à un exposé précis et exhaustif de mon sujet – au demeurant impossible à réaliser en quelques pages – j’ai préféré offrir un traitement quelque peu impressionniste, sans doute, mais qui donne au moins une idée relativement juste des problèmes, réels et importants, que Shalom aborde et des réponses, concrètes et praticables qu’il propose.
Le problème
Posons un groupe de personnes vivant ensemble. Elles devront constamment prendre des décisions qui les concerneront. Une des fonctions essentielles de la vie politique est de décider des questions sur lesquelles on doit se pencher, de préciser les manières qui permettent de parvenir à des décisions et de contribuer à leur implantation.
Cela peut s’accomplir de différentes manières et dans le respect (ou le non-respect) de certaines valeurs. Le problème de Shalom est justement d’imaginer des institutions politiques qui permettront la prise de décision en conformité avec certaines valeurs. Avant de dire quelles valeurs il défend précisément et quelles institutions il préconise, voyons un peu les modèles qu’il rejette et pourquoi.
Le léninisme
Une première façon de faire pourrait être de s’en remettre à une élite (experts, révolutionnaires professionnels, etc.) qui sait ce qui est bon pour chacun – et qui peut fort bien ne pas correspondre à ce que voudraient les intéressés. Cette élite décidera donc, au nom de tous, et ses décisions seront sans appel. Les philosophes-rois de Platon sont un exemple de cette manière d’envisager le politique. Le Parti, dans une vision léniniste de la politique, en est un autre.
Pourtant, si tout le monde reconnaît sans mal que le savoir, l’information et la compréhension sont souhaitables, voire essentiels à la prise de saines décisions, ce modèle nous hérisse, notamment par son antidémocratisme et parce qu’il usurpe la conscience qu’ont les gens de ce qu’ils veulent et qui évolue avec le temps. Essayons donc autre chose.
La démocratie représentative
Une autre option serait que nos hypothétiques personnes désignent (par vote ou autrement) des représentantes qui décideront pour elles. Avec nos élections, nous avons un modèle semblable. Mais il a, lui aussi, d’immenses défauts, bien connus.
D’abord, ce modèle encourage la délégation plutôt que la participation : on tend alors à n’envisager le politique que dans une perspective instrumentale, en oubliant que la participation au processus politique transforme les participantes. Dans une démocratie représentative appliquée à une vaste population, de larges portions de celle-ci ne participent que peu ou pas du tout aux processus politiques, sinon périodiquement pour aller voter ; quant à ceux et celles qui y participent activement, ils et elles sont effectivement transformées par cette participation. Mais comment ?
On le sait assez : les représentantes tendront à mentir, à flatter, à occulter leurs véritables intentions pour être élues et tout le débat et toutes les discussions politiques deviennent dès lors corrompus. Puis, une fois élues, les représentantes s’éloignent, dans tous les sens du terme, de ceux et celles qui les ont élues – s’ils en ont jamais été proches. Au bout d’un certain nombre d’années, cet éloignement se cristallise (en partis politiques, notamment) et les effets conjugués de tous ces défauts tendent à produire quelque chose qui ressemble aux pires aspects de la vie politique que nous connaissons dans nos démocraties libérales.
De possibles correctifs
Pour pallier à ces graves défauts, certains, considérant que la démocratie représentative reste le meilleur modèle possible, ont suggéré de lui apporter des correctifs. On pourrait par exemple, disent-ils, forcer (par quelque mécanisme que je vous laisse imaginer) les représentantes à être liées à leurs électeurs par leurs promesses électorales. Séduisant ? Non. Et pour en convenir, considérez ceci.
Selon ce scénario, si X a promis n pour être élu, alors il doit réaliser n une fois élu. Appelons cela la version « liée par vos promesses » de la démocratie représentative. Le problème en ce cas est double. D’abord, et c’est grave, la vie politique est par essence délibérative et avec notre nouveau modèle, la délibération est devenue inutile. On élit des gens sur leurs promesses et ils appliquent leurs promesses, point final. Ensuite, et c’est peut-être pire encore, la vie politique est et doit être adaptative et donc nous permettre de faire face aux nombreux et constants changements qui caractérisent la vie en commun : mais avec notre démocratie représentative liée par des promesses, on ne peut plus le faire. Par exemple, si les conditions qui rendaient souhaitable n n’existent plus et que n est devenu indésirable, X devrait néanmoins réalisern. C’est absurde et cela ne peut pas convenir.
Une solution à ce problème serait d’élire nos représentants pour un mandat et de procéder ensuite par sondages. Mais, en ce cas, les discussions entre élus sont devenues inutiles et les élus eux-mêmes sont superflus.
Essayons autre chose ? Beaucoup pensent que la solution est à chercher dans la démocratie non pas représentative, mais directe. Voyons cela.
La démocratie directe
Dans une démocratie directe, ce sont les gens eux-mêmes qui décident, pas leurs représentants. On pourrait, par exemple, imaginer qu’à l’aide de nos ordinateurs personnels nous tenions des référendums sur toute question. Cela aurait le mérite de nous inciter à nous informer et à faire valoir notre voix.
Mais que de temps faudrait-il y consacrer ! Et comment s’informer sérieusement sur toutes les questions qui vont se poser ? Pire : le procédé n’est pas délibératif. Avec ce système, on peut certes dire : « Je vote oui (ou non) », mais pas : « Je n’aime pas tel ou tel aspect de telle proposition » ou : « Je voudrais nuancer telle formulation ». Ces défauts seront d’autant aigus que cette manière de faire tend justement à polariser les positions.
Convaincues que ces problèmes tiennent au fait qu’on veuille ici appliquer la démocratie directe à une vaste population alors qu’elle n’est possible qu’à petite échelle, certaines proposent que le cadre souhaitable et obligé de la vie politique soit de petites communautés autonomes (municipalités, lieux de travail, etc). En elles, assure-t-on, et seulement en elles, la démocratie directe, face-à-face, est possible.
L’irrémédiable défaut de cette proposition est que les problèmes sont (et seront de plus en plus) régionaux, nationaux et même globaux, de sorte que leurs solutions ne peuvent être décidées au seul niveau local. De plus, ces petites communautés se privent de précieuses et vitales économies d’échelle : chacune devrait-elle avoir son hôpital dernier cri, son université, et ainsi de suite ?
On dira alors qu’elles devront coopérer. Mais comment et par quels mécanismes prendront-elles leurs décisions ? Et comment seront-elles liées les unes aux autres tout en conservant une légitime autonomie (et laquelle) ?
Parvenu à ce stade de sa réflexion, Shalom avance ce qu’il pense être la solution la plus prometteuse en retenant l’idée – issue en particulier de la tradition anarchiste – de Conseils [1] géographiquement définis. Il défend cette idée parce qu’elle lui semble incorporer les valeurs que des institutions politiques devraient à ses yeux incorporer : la liberté, la justice, la participation, la solidarité, la tolérance. Je passe le détail de l’argumentaire le conduisant à retenir ces valeurs et à conclure que les Conseils permettront de les faire vivre, pour en arriver directement aux aspects plus concrets de leur fonctionnement.
Les Conseils
Un Conseil est un regroupement de personnes en nombre suffisant pour qu’on y retrouve une variété de points de vue, mais en nombre assez petit pour que chacun puisse participer activement aux discussions, qui s’y tiennent face-à-face. On peut imaginer qu’un Conseil est composé de, disons, 20 à 50 personnes. Ce Conseil prend, seul, les décisions qui
affectent les membres du Conseil et eux seuls.
Pour les autres décisions, chaque Conseil envoie un délégué à un Conseil d’un niveau plus élevé, et ce délégué porte le fruit des délibérations du niveau inférieur à ce niveau supérieur, où la décision est éventuellement prise – ce Conseil pouvant à son tour envoyer un délégué à un autre Conseil, selon le nombre de personnes qui seront affectées par la décision à prendre.
Notez que si on fixe à 40 le nombre moyen de membres des Conseils, il suffit de 7 niveaux pour impliquer quelque 40 millions de personnes dans une décision qui les affecterait toutes. On peut imaginer un système de rotation pour déterminer qui sera le délégué et poser qu’un système de rappel soit institué pour assurer que le délégué fasse correctement son travail.
Mais, à ce propos, il faut insister sur le fait que le délégué n’est pas une simple courroie de transmission de la volonté du Conseil d’où il provient. Le Conseil où il va siéger est lui-même une structure délibérative et si on découvre qu’une décision sur un sujet reste controversée, le sujet revient à l’échelon inférieur. Justement : comment seront prises les décisions ?
Shalom pose que le consensus est un idéal, un idéal que peuvent justement viser et espérer atteindre de petits groupes, comme le sont les Conseils. Cependant, dans les cas où le consensus n’est pas possible, la majorité des voix sera utilisée. Mais il rappelle aussi ce fait crucial qu’il existe entre les personnes des désaccords réels, profonds et parfois passionnels. En certains cas, c’est la majorité qui a de telles convictions ; en d’autres, la minorité. Cela pose des problèmes sérieux à tout processus politique, et en particulier celui d’assurer que la majorité ne pourra pas tyranniser la minorité (un cas type serait celui où 55 % de la population décide de réduire en esclavage le 45 % qui reste…).
Pour assurer cette protection, il faut donc ajouter à nos Conseils une constitution qui précise des interdits. Toutefois des cas difficiles, inattendus et complexes, vont inévitablement se présenter. Pour ceux-là, il faudra une instance décisionnelle. Actuellement, il s’agit de la Cour suprême. Shalom propose une institution semblable, mais dont les membres, pour les raisons évoquées plus haut contre les élections, ne seraient pas élus. Ils ne seraient pas non plus nommés à vie, puisque cela tendrait à faire d’eux les membres d’une oligarchie corporatiste qui défend typiquement les intérêts de la minorité favorisée à laquelle ils appartiennent Alors ? Ils et elles seraient choisies au hasard, comme les jurés, et seraient en nombre suffisant pour constituer un bon échantillon de la population. Ils et elles seraient nommées pour une période déterminée – disons deux ans – et constitueraient un corps délibératif.
Notons que Shalom présuppose tout au long de son raisonnement que ce qu’il avance est optimal au sein d’une société qui, sur le plan économique, fonctionne selon les institutions elles-mêmes respectueuses des valeurs promues. S’il s’agit de l’économie participaliste développée par son ami Michael Albert, cela signifie, notamment, que tout le monde partage équitablement aussi bien les efforts et les sacrifices consacrés à la production que les bénéfices de la consommation. Personne, en particulier, n’occupe d’emploi plus valorisant qu’un autre et chacun accomplit un ensemble de tâches équilibré pour sa combinaison d’aspects désirables et moins désirables [2].
En défense de son modèle, Shalom fait enfin valoir des études de psychologie sociale qui montrent une chose intéressante et pertinente. La voici. Si on prend, disons, une cinquantaine de personnes qui ont avoué lors d’un sondage avoir des vues conservatrices sur des sujets comme l’avortement ou la peine de mort, et qu’on leur permet de prendre le temps de s’informer et de discuter, face-à-face, entre eux avec des gens qui ont des positions différentes, alors ils en viennent à adopter des vues plus progressistes et rationnelles.
De l’importance des modèles pour l’action militante
Même s’il reste évidemment perfectible et que ce qu’il propose devra subir l’épreuve de la pratique, un travail comme celui-ci me semble non seulement intéressant du point de vue des idées, mais aussi important et même indispensable du point de vue de l’action militante. À cela, plusieurs raisons et en particulier les suivantes.
D’abord, ce travail nous évite de sombrer dans le désespérant fatalisme du « il n’y a pas d’alternative » et nous permet d’avoir quelque chose à répondre à ceux et celles qui hésitent à militer parce qu’ils en doutent. Ensuite, il contribue à donner sens, espoir et orientation à l’action militante. Enfin, il nous rappelle ce fait incontournable qu’une fois l’économie capitaliste vaincue, il restera des tas de problèmes à résoudre, dont celui de créer des institutions politiques saines.
Sur Zmag : ParPolity : Political Vision for a Good Society
[1] Les conseils sont également présents au sein de plusieurs tendances communistes, en particulier dans le conseillisme ou le communisme de conseils. Conseil se dit soviet en russe. [ndlr]
[2] La politique participaliste de Shalom a été développée en parenté étroite avec l’économie participaliste d’Albert. Sur cette dernière, on lira mon texte « Économie participaliste, une proposition libertaire », dans le dossier « Sortir du capitalisme », À bâbord ! # 6, octobre/novembre 2004.