Élections canadiennes en vue
Une politique fédérale en transition
Le contexte de la politique fédérale canadienne a bien changé depuis quelques années. Lorsque les Libéraux de Jean Chrétien ont pris le pouvoir en 1993, le Canada sortait d’une grave récession, les déficits budgétaires étaient de l’ordre de 40 milliards $, les États-Unis venaient d’élire Clinton et réduisaient leurs dépenses militaires après l’effondrement de leur adversaire de la Guerre froide. L’ALÉNA venait d’entrer en vigueur et on se préparait à fonder l’Organisation mondiale du commerce (OMC). C’était l’époque du néolibéralisme triomphant et arrogant.
Le paysage politique était morcelé à la suite de l’éclatement du vieux Parti progressiste-conservateur. D’un côté, le Reform Party dominait en Colombie-Britannique et en Alberta, de l’autre, le tout nouveau Bloc québécois, dirigé par Lucien Bouchard, remportait 54 sièges sur 75 au Québec. Il restait deux sièges aux Conservateurs, dont celui d’un certain Jean Charest à Sherbrooke. Le NPD, chassé de l’Ontario par la vague libérale, faisait une percée historique au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse et se donnait comme cheffe la très modérée Alexa McDonough, députée de Halifax.
Devant une opposition divisée en quatre partis (NPD, Reform, Bloc et PC), les Libéraux ont pu s’installer confortablement et, pendant dix ans, n’en faire qu’à leur tête (donc appliquer les politiques recommandées par le patronat et le Fonds monétaire international).
Pendant cette période, une croissance économique modérée mais soutenue, les compressions sans précédent dans les transferts aux provinces et le pillage de l’assurance-emploi ont permis de renverser la situation fiscale et de générer une série de surplus budgétaires. La hausse faramineuse du prix du pétrole, la croissance phénoménale en Asie et les déficits records de la balance des paiements états-unienne (équivalant à plus de la moitié de tout le PIB canadien) ont transformé ce qui aurait dû être une autre récession cyclique, au début du nouveau siècle, en un simple ralentissement. Bref, le capitalisme canadien se porte très bien, comme en font foi les profits indécents des grandes banques. Mais cette situation repose en bonne partie sur une conjoncture internationale favorable dont les fondements sont précaires, en particulier à cause des déséquilibres profonds (surendettement, épuisement militaire, échec de la politique étrangère) chez nos voisins du Sud.
Au plan politique, après la tentative infructueuse de l’Alliance canadienne, l’unification conservatrice s’est organisée tant bien que mal. Le NPD s’est refait une jeunesse en se liant aux grandes mobilisations altermondialistes (Sommet des Amériques, 2001) et antiguerre (Irak, 2003). Le leadership de Jack Layton représente un compromis, tissé de contradictions entre ce nouvel élan à la base du parti et le maintien de l’appareil électoraliste et social-libéral qui le contrôle toujours. Le Bloc s’est maintenu malgré l’échec de 1995 et la déconfiture de son jumeau provincial en profitant des magouilles des Libéraux, qui ont tenté de compenser l’absence d’une base populaire par des contrats de publicité financés à même les fonds publics. La chance de Chrétien a cédé la place à la malédiction de Martin, puis à la prise du pouvoir, fragile mais non moins significative, de l’idéologue de droite Stephen Harper.
Le programme politique de Harper se situe essentiellement dans la continuité du gouvernement précédent. On maintient une politique fiscale et économique strictement néolibérale. Les dépenses militaires et les interventions armées à l’étranger continuent d’augmenter. Le partenariat économique et « sécuritaire » avec les États-Unis s’intensifie. Bref, il s’agit de poursuivre le travail entamé pour le compte des mêmes intérêts capitalistes, qu’ils soient basés à Montréal, Toronto ou Calgary.
En ce qui concerne les relations avec le Québec, c’est là aussi l’unité et la continuité. Dion et Harper sont probablement les deux intellectuels les plus importants à l’origine de la Loi sur la « clarté ». Ils ont aussi développé ensemble la motion reconnaissant l’existence d’un peuple québécois ethnicisé (par l’utilisation du terme « Québécois » au lieu de « Quebecer » dans la version anglaise) « dans un Canada uni ». C’est le gant de velours couvrant la main de fer d’un refus déterminé de reconnaître au Québec un quelconque droit à l’autodétermination.
Mais cette unité sur l’essentiel n’empêchera pas Stéphane Dion de se présenter comme une alternative progressiste face à un gouvernement Harper considéré comme trop à droite. Il se porte déjà à la défense des femmes et des autochtones, de l’environnement et des programmes sociaux, et ce, après 13 ans de procrastination libérale sur les garderies et sur Kyoto, et les coupures les plus brutales jamais vues dans la santé, l’aide sociale et l’éducation.
Dion a gagné la course à la direction de son parti parce que son principal adversaire, Ignatieff, était handicapé par son appui à la guerre en Irak et à l’emploi de la torture dans la « guerre contre le terrorisme ». Il n’a eu qu’à rappeler régulièrement la décision de Chrétien de ne pas se joindre à la coalition en Irak et à faire une alliance avec un candidat très populaire en Ontario mais pas suffisamment bilingue (Gerard Kennedy) pour se hisser au sommet de l’appareil libéral. À noter, Kennedy, un ancien gestionnaire de banque alimentaire, s’était positionné au début de la course comme un partisan du retrait des troupes canadiennes d’Afghanistan et comme un défenseur des programmes sociaux.
Maintenant, Dion s’appuie sur la conjoncture budgétaire et économique favorable pour promettre tout à tout le monde, comme l’avait fait Mulroney en 1984, dans un contexte beaucoup plus difficile. Il questionne les paramètres de la mission en Afghanistan, mais sans appeler au retrait des troupes. Il se pose en défenseur de Kyoto, tout en affirmant que l’exploitation des sables bitumineux doit se poursuivre. Il promet de financer un programme pancanadien de garderies et continuera en même temps à hausser les dépenses militaires. Ce faisant, il mine une partie du terrain électoral du NPD sans trop faire peur aux électeurs conservateurs modérés.
Il se présente aussi comme la seule solution de rechange crédible face aux Conservateurs — constamment associés (avec raison) aux républicains de George W. Bush —, ce qui ne peut qu’avoir un impact significatif sur l’électorat progressiste, au Québec en en Ontario notamment. Les orientations nettement « bushiennes » de Harper sur la question des changements climatiques et sur la guerre au Liban ont mis brutalement fin à sa lune de miel avec une partie de l’opinion publique québécoise, qui lui avait permis de faire élire dix députés et même de talonner le Bloc dans les sondages quelques semaines après l’élection de 2006. Maintenant, les Libéraux ont repris leur deuxième place au Québec et la première en Ontario.
Dans ce paysage de sables mouvants, le régime Harper pourrait perdurer, étant donné qu’il lui suffit d’obtenir l’appui d’un seul des trois partis d’opposition afin de survivre à tout vote de confiance. En comptant sur les difficultés de ses adversaires et sur ses qualités de tacticien, le contrôle quasi absolu qu’il exerce sur ses propres troupes, on pourrait rester sous la gouverne de Stephen Harper pour un bout de temps. Mais le château de cartes pourrait aussi s’effondrer si une conjoncture particulière provoquait une convergence des trois autres partis. Présentement, c’est le NPD qui craint le plus le déclenchement d’élections générales, à cause de l’effet Dion et de la tendance au vote « utile » pour battre les Conservateurs, dans les régions où le NPD est toujours perçu comme le troisième parti. Mais une alliance contre nature entre Layton et Harper pourrait provoquer des réactions fort hostiles à la base du NPD. Tout est donc encore possible.
Ce qui est clair quand on regarde le paysage dans son ensemble, c’est que la politique canadienne est loin de se stabiliser dans une nouvelle configuration majoritaire, comme dans la période Chrétien. Les gouvernements minoritaires risquent de se succéder à intervalles rapprochés, comme durant les années 1850, ce qui avait forcé la fin du Canada-Uni et la négociation entre les élites coloniales de l’époque d’une nouvelle entente politique au sommet : la Confédération. À suivre… €