John Newsinger
La politique selon Orwell
lu par Louis Gill
John Newsinger, La politique selon Orwell, Marseille, Agone, coll. « Banc d’essai », 2006
Les convictions socialistes d’Orwell
Cette biographie politique est une analyse minutieuse et captivante de l’évolution de la pensée et de l’engagement politique de George Orwell (1903-1950). « Rouage de la machinerie du despotisme » (comme il s’est décrit lui-même plus tard) en tant qu’officier de la police impériale britannique en Birmanie de 1922 à 1927, Orwell s’éveille à la politique au cours des cinq années passées dans cette fonction, qui le métamorphosent en adversaire féroce de l’impérialisme et de toute forme de domination. Le premier type d’action que prend cette conscientisation est la vie de bohème parmi les pauvres et les clochards de Londres et de Paris (décrite dans Dans la dèche à Paris et à Londres), qui l’amène ensuite au nord de l’Angleterre où il découvre le dur labeur des mineurs de charbon, la détresse des chômeurs et les préjugés de classes (décrits dans Le Quai de Wigan). C’est alors qu’il adhère au socialisme et qu’il s’engage, à la fin de 1936, dans ce qu’il a caractérisé comme la plus importante expérience de sa vie, sa participation à la guerre civile espagnole en tant que combattant dans les milices du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM). Cette expérience dont il a rendu compte dans son Hommage à la Catalogne lui a inspiré ses deux principaux romans, La ferme des animaux et 1984. Profondément marqué par la terreur stalinienne en Espagne, Orwell demeurera un antistalinien farouche jusqu’à la fin de ses jours, tout comme il demeurera un indéfectible défenseur du socialisme, écrit Newsinger, ces deux engagements étant pour lui indissociables : « J’ai la conviction, écrivait-il en effet dans la préface ukrainienne de La ferme des animaux en 1947, que la destruction du mythe soviétique est indispensable si nous voulons faire renaître le mouvement socialiste ».
Si l’engagement d’Orwell contre le totalitarisme n’est pas à démontrer, tous ne sont pas aussi convaincus de la pérennité de sa ferveur socialiste. Et il faut reconnaître que certaines de ses prises de position tendent à accréditer ce doute : défense du patriotisme et de l’anglicité pendant la guerre, alignement à partir de 1942 sur le réformisme du parti travailliste dont il appuie les politiques anti-ouvrières et la répression contre les grévistes. Autant de gestes politiques qui tranchent radicalement avec la flamme révolutionnaire rapportée d’Espagne et les appels de 1940 à la transformation de la guerre contre Hitler en guerre révolutionnaire comme seul moyen de la victoire. Newsinger n’en soutient pas moins que le portrait d’Orwell dressé par divers interprètes, parmi lesquels son biographe le mieux connu, Bernard Crick, d’un militant qui à partir du début des années 1940 aurait sombré dans un « socialisme du désespoir » pour se rallier au réformisme travailliste, souffre d’une simplicité irrecevable. Une ligne de force du livre de Newsinger est précisément de démontrer que ce « penseur politique si déconcertant » qu’était Orwell n’a au contraire jamais abandonné ses convictions socialistes, même s’il a perdu espoir de le voir triompher en Angleterre. À l’appui de ce point de vue, il mentionne qu’au cours des dix dernières années de sa vie, Orwell a entretenu des liens étroits et ininterrompus avec des militants socialistes des États-Unis, réunis autour de la Partisan Review. C’est de ces discussions qu’est né notamment le thème du « collectivisme oligarchique » qui est au centre de 1984. C’est aussi dans Partisan Review qu’Orwell a présenté en 1947 sa thèse des États-Unis socialistes d’Europe, « seul objectif valable », en tant que voie de l’édification du socialisme, qui ne saurait être conçu « qu’à l’échelle mondiale ».