Dossier : Le sport en ville - une appropriation citoyenne
Les laissés-pour-compte du baseball
Récemment, Moneyball a été mis en nomination pour six Oscars, phénomène plutôt rare pour un film portant sur le baseball. C’est qu’au lieu de s’attarder à la grandeur et aux misères d’une équipe négligée qui ferait fi des divergences internes pour cimenter son esprit de corps et triompher dans un match ultime contre des favoris arrogants, Moneyball est une fable économique portant sur le fonctionnement décisionnel des propriétaires d’un club. En prenant appui sur les As d’Oakland de 2002, équipe qui a remporté le championnat de sa division malgré une très faible masse salariale et la perte de trois de ses meilleurs joueurs sur le marché des joueurs autonomes, le film plaide pour l’innovation dans un univers capitaliste féroce et évidemment inéquitable.
L’invention d’un nouveau paradigme ?
Construit à partir d’un essai éponyme, publié en 2003 par Michael Lewis, spécialiste de la finance et de Wall Street, Moneyball suit les tribulations du directeur-gérant des As, Billy Beane, qui modifie son modèle d’affaires pour répondre à la situation économique difficile dans laquelle se retrouve son équipe. En misant sur de nouvelles statistiques, appelées « sabermétrique », Beane déniche des joueurs peu en demande qui apportent beaucoup parce que leur plus-value correspond à des habilités négligées par ses adversaires. Il en résulte un avantage certain pour Oakland, qui rivalise ainsi avec des équipes plus riches. Bien que le film, par son insistance sur la « sabermétrique », se distingue de la tonalité usuelle des œuvres cinématographiques et littéraires du baseball centrée sur le conservatisme nostalgique d’un âge d’or pourtant fondé sur l’exclusion, il s’appuie néanmoins sur l’idée que ce système d’iniquités n’a pas à être transformé en profondeur. Jamais en effet n’est remise en cause la disparité entre les masses salariales et les revenus ; tout se passe plutôt dans ce récit comme si l’innovation propre à la société capitaliste du savoir permettait aux « petits » de niveler le cadre de compétition avec les « gros » sans avoir à le changer. C’est ce qui explique la réception enthousiaste de ce film aux Oscars, dans la mesure où, d’une part, il montre que le succès est possible malgré une structure inégalitaire et, d’autre part, que l’échec repose sur la seule responsabilité des petites organisations incapables d’innover, peu importe le contexte dans lequel elles se situent.
L’empreinte de la marchandisation
Le film permet certes de comprendre comment la méritocratie est intimement liée au sport en général, et au baseball en particulier, puisqu’une large part du discours culturel états-unien s’appuie sur ce jeu pour favoriser l’intégration sociale au modèle national et pour assurer le développement du système économique capitaliste. Mais il reconduit surtout une marchandisation de l’être humain : les échanges de joueurs et l’acquisition du personnel sportif sont au cœur du film, dans une logique fonctionnelle qui fait de chaque joueur un numéro parmi d’autres d’une machine à victoires et à profits. Ainsi, une des plus vives scènes du film concerne un échange où Beane fait des pieds et des mains pour acquérir un certain Rincon, procédant à de vastes mouvements de personnel, sans que les individus soient considérés autrement que comme des pantins de l’organisation. D’ailleurs, la tâche des dirigeants du club est de déshumaniser leurs relations avec les joueurs afin de les percevoir, selon l’euphémisme employé, comme des pros, et donc facilement échangeables, remplaçables, congédiables. Or, un autre film, paru en 2008, Sugar, pose au contraire un regard critique sur les iniquités du système du baseball majeur, en montrant justement les contraintes et les injustices avec lesquelles doivent composer les joueurs dominicains de baseball, soumis à ce processus de réification qui en fait des pions dans un système de profits et de triomphes qui les dépasse. Les prémisses du film d’Anna Boden et de Ryan Fleck sont néo-réalistes ; il s’agit d’offrir un portrait de Miguel Santos, surnommé Sugar, lanceur de 19 ans, qui rêve d’obtenir un contrat, puis de se rendre aux États-Unis pour jouer dans les ligues mineures avant d’accéder au baseball majeur. La trajectoire de Santos est nécessairement semée d’embuches, mais le film ne vise pas à rendre compte d’une réussite individuelle en célébrant les vertus du travail, du sacrifice, de l’effort, de la confiance en soi, etc. Au contraire, ce qui est révélé, c’est d’une part l’isolement d’un joueur dominicain traité comme une marchandise bon marché, ballotté entre les cultures, aisément remplaçable, tenu de faire vivre sa famille demeurée à San Pedro de Macoris et de répondre à ses attentes, car la situation du clan familial est tributaire des performances du lanceur. D’ailleurs, la première partie du film décrit ce vaste réseau d’attentes qui place le baseball au cœur de la vie culturelle de la République dominicaine en faisant de ce sport le principal moteur d’une mobilité sociale et économique à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Après avoir appris un nouveau tir, sous l’ ?il scrutateur et froid d’un recruteur de l’équipe professionnelle de Kansas City, Santos profite d’une fin de semaine de congé pour visiter sa famille, qui organise une fête pour célébrer le retour du héros. Devenu un centre d’attention, Sugar doit composer avec les pressions découlant de son nouveau statut, puisque la survie de la famille repose sur sa réussite sportive et financière, les contrats consentis par les équipes professionnelles n’ayant aucune commune mesure avec le niveau de vie de la société dominicaine, créant du coup un clivage entre la vie productive des paysans coupeurs de canne à sucre et l’économie globalisée du baseball, qui forme l’élite locale. D’autre part, le film décrit la structure économique du baseball, à travers l’évocation des académies dominicaines, des négociations contractuelles, du mode de vie dans les équipes mineures et des possibilités d’avancement des joueurs en fonction d’éléments indépendants de leurs talents en tant qu’athlètes. Sans jamais présenter un univers dichotomique qui opposerait les Dominicains à une structure uniquement raciste et fermée, le film souligne néanmoins toutes les embuches qui compliquent la trajectoire des Dominicains qui se mesurent à des jeunes sportifs issus des collèges états-uniens, payés, eux, à fort prix, et donc mieux traités.
Un système d’exploitation : les académies de baseball
Ces difficultés sont de plusieurs ordres, mais elles prennent appui sur un système économique d’exploitation, l’académie de baseball, dont le modèle, depuis généralisé à l’Amérique latine, a été développé en République dominicaine. Ces académies ont été étudiées par Alan M. Klein dans son essai Sugarball. The American Game, the Dominican Dream, où l’essayiste montre que le fait de retirer de la vie sociale dominicaine de très jeunes joueurs (de 14 à 20 ans) talentueux pour les inscrire dans des écoles sportives, propriétés d’équipes professionnelles puisant dans le bassin de talents étrangers pour alimenter les équipes du baseball majeur et leurs filiales, déstructurait la vie nationale et sociale. À partir de cet essai, et de la transposition cinématographique qu’en font les réalisateurs, on saisit mieux les obstacles qu’affronte Sugar en étant au cœur de cette logique d’exploitation capitaliste. Ainsi, les joueurs sont retirés de la vie productive dominicaine et de son système d’éducation au nom de la valorisation de leur talent sportif et forcés à l’apprentissage de l’anglais, nécessaire pour s’acclimater aux exigences du baseball. La scène initiale du film montre d’ailleurs un de ces cours d’anglais adapté à la vie sportive. De manière générale, les joueurs dominicains, dans la logique de la marchandisation du sport, sont par ailleurs constamment défavorisés parce qu’ils ne maîtrisent pas les codes culturels tenus pour acquis par les équipes. Malgré la bonne volonté des intervenants, l’effort d’adaptation demeure la responsabilité du joueur hispanophone, sécrétant de l’isolement et de l’anxiété, surtout lorsque des athlètes progressent dans le réseau des filiales et se retrouvent dans de petites communautés repliées. C’est le cas de Santos. Après avoir impressionné l’organisation de Kansas City, il est expédié à Davenport en Iowa, où il est hébergé par la famille Higging dont aucun membre ne parle espagnol. Malgré l’hospitalité et la gentillesse du couple âgé, Santos est laissé à lui-même et doit aménager sa vie, partagé entre ses modèles culturels d’origine et les règles diffuses de la société d’accueil. Le film s’attarde en détail sur ses accrocs au code, sur des moments de communication difficile, notamment dans les soupers familiaux élargis, si bien que cela complique sa vie, notamment dans ses dimensions non athlétiques. Santos est toujours ainsi saisi dans son individualité, socialement et culturellement située dans un cadre économique et sportif qui nie son humanité.
Échapper à l’exploitation par la redécouverte du jeu
De fait, le film met en évidence cette atomisation découlant du modèle économique et du clivage culturel, faisant bien voir que Santos étouffe dans ce lieu, dans cette équipe, qu’il finit par abandonner, malgré son talent et son amour du jeu. Il part alors pour New York, où il va connaître une vie quotidienne d’immigrant : la pauvreté, la recherche de travail, la quête de références partagées jusqu’au jour où il découvre une ligue amicale de baseball. En effet, des Latino-Américains recalés des équipes professionnelles se retrouvent sur un terrain délabré pour réapprendre la joie enfantine du jeu hors des ornières de l’exploitation et de la marchandisation. Ils jouent avec plaisir et abandon, en recréant une vie communautaire autour du baseball. Le film se termine sur cette scène de réappropriation du jeu, signalant du coup que la logique de réification économique par le baseball professionnel, célébrée dans Moneyball et exposée de manière critique dans Sugar, n’est pas inéluctable et qu’une autre appréhension du jeu, plus informelle et transgressive, demeure possible.