Dossier : Santé - État d’urgence
Parcours de déshumanisation
Alice et Don Heap forment une équipe depuis 61 ans. Ensemble, ils ont lutté pour les droits des travailleurs et travailleuses, des personnes migrantes, pour plus de logements sociaux et abordables, ainsi que pour un système de santé public fort et universel. Ils ont mené, côte à côte, les campagnes électorales de Don, élu comme député fédéral du NPD dans Spadina (Toronto, 1981 à 1993), son quartier. Ils ont imaginé vieillir ensemble, dans leur communauté, parmi leurs proches, dans la dignité. La réalité est bien éloignée de ce projet.
En 2006, alors que l’état de santé d’Alice et Don se détériore, le couple décide de mettre leurs noms sur la liste d’attente du CHSLD de leur quartier, Kensington Gardens. Leurs activités sociopolitiques étant centrales à leur bien-être, Alice et Don ont fait le choix de rester au sein de leur communauté et de continuer à être des militants actifs, malgré leurs 80 ans et une mobilité réduite. Ils ont aussi fait une demande pour une chambre conjointe. Après plus de 55 ans de vie commune, cette équipe tenait à finir le parcours ensemble.
En 2009, l’Alzheimer de Don et le diabète d’Alice prennent le dessus. Toujours sur la liste d’attente pour Kensington Gardens, mais incapables de continuer à vivre seuls faute d’accès aux soins à domicile nécessaires, ils font le choix difficile d’aller vivre en résidence privée pour aînées, en attendant une chambre dans l’établissement de leur choix. Ils déboursent les 4 700 $ par mois que coûtent les chambres conjointes, avec services (repas, ménage, buanderie et présence médicale sur place).
D’êtres humains à « dépenses excessives »
À la fin de 2010, la résidence change d’administration et modifie ses orientations. Compressions, réduction des services limitant le ménage à vingt minutes par semaine, retrait des collations amenées aux chambres, une seule personne aidante pour préparer et amener les résidantes (répartis sur quatre étages) à la cafétéria à l’heure du souper, etc. La modification de la routine est néfaste au diabète d’Alice et Don, pressé par un personnel qui veut bien faire mais qui n’en a pas le temps, fait plusieurs crises de colère (pour les personnes souffrant d’Alzheimer, l’explication de la routine et le temps pris pour la respecter sont cruciaux). En conséquence, le couple se voit refuser l’accès à la salle à manger. Des frais afférents commencent à apparaître. En un an, la facture mensuelle passe à 9 500 $, une somme bien au dessus des ressources du couple. Les pressions pour qu’Alice et Don quittent la résidence augmentent ; les nouveaux propriétaires ne veulent en effet plus offrir de chambre aux personnes en perte d’autonomie majeure, considérées comme une « dépense excessive ».
À l’automne 2011, la résidence oblige Don à être sous surveillance 24 heures sur 24, sous menace d’appeler la police en cas de « crise » liée à son Alzheimer et de les expulser tous les deux. La famille, ne pouvant pas payer pour un tiers, prend des tours de garde. Pendant 25 jours, les enfants et petits-enfants de Don et Alice dorment sur le plancher de leur appartement, devant la porte. Mais ils ne s’arrêtent pas là. Chez les Heap, la fibre militante se transmet entre générations et ils et elles font tout un raffut pour médiatiser le cas. Après la prise de parole de nombreuses personnes dénonçant le traitement réservé à des personnes qui ont été si impliquées dans leur communauté et avant la fin des 10 jours de couverture que leur consacre le Toronto Star, miraculeusement, en octobre 2011, cinq ans après avoir fait une demande, Don déménage à Kensington Gardens. Alice l’y suit une semaine plus tard, mais dans une chambre à part. Il n’y a tout simplement pas de place pour des couples en CHSLD.
Au-delà de l’histoire humaine, des questions se posent. On est ici devant le cas d’une famille nombreuse, soudée, militante et avec des ressources. Qu’en est-il de toutes les personnes qui n’ont pas cette chance, quel traitement leur est réservé ? Le vieillissement doit-il équivaloir à éloignement et mort sociale ? Quel droit se donne la société de décider des arrangements de vie d’un couple ? S’il n’y a pas assez de place en CHSLD pour accueillir la population vieillissante, pourquoi ne pas faciliter le maintien à domicile, une solution souvent plus respectueuse, plus efficace et plus digne ? Régulièrement, des histoires telles que celle-ci surgissent dans l’espace médiatique. Combien en faudra-t-il pour qu’enfin une réflexion s’amorce, suivie d’actions concrètes, afin que nos aînées puissent encore vivre, aimer, partager et militer au sein de leur communauté, dans le respect et la dignité qu’ils et elles méritent ?