International
Le printemps en hiver
Mobilisations étudiantes au Chili
Depuis le début de l’hiver austral, le Chili vit son printemps populaire avec des mobilisations étudiantes qui sont devenues le symbole d’une série d’autres luttes, pour engendrer le plus important mouvement de protestation sociale que le pays ait connu depuis la fin de la dictature, rassemblant dans les rues, semaine après semaine, des centaines de milliers de personnes opposées à un système ségrégationniste hérité de la dictature de Pinochet et maintenu en place par tous les gouvernements de la démocratie de marché issue du processus de transition démocratique.
Débuté en avril à partir d’une grève étudiante à l’Université centrale du Chili (UCEN) dénonçant une « fraude légale » permettant la génération de profits dans une université privée que la loi contraint néanmoins à être « sans but lucratif », le mouvement de protestation s’étend rapidement à l’ensemble des universités, des étudiantes du secondaire et des enseignantes qui dénoncent le caractère profondément inégalitaire du système éducationnel chilien et exigent une réforme en profondeur de celui-ci.
Fondé sur le primat du privé et sur une conception mercantile de l’éducation, le système éducationnel chilien conduit à un endettement insoutenable des étudiants et de leurs familles et à une exacerbation de la ségrégation sociale dans ce pays se trouvant déjà parmi les 15 pays les plus inégalitaires du monde en ce qui a trait à la distribution des revenus, selon le Rapport sur le développement humain du PNUD. Alors que 60 % de l’éducation primaire et secondaire est privée et que les écoles publiques sont sous-financées, l’enseignement universitaire, lui, repose pratiquement exclusivement sur les épaules des étudiants et des étudiantes. Selon les chiffres de l’OCDE, 79,3 % des coûts de l’enseignement supérieur sont assumés par les étudiantes et seulement 14 % par le gouvernement. Des coûts qui ont par ailleurs doublé au cours de la dernière décennie, faisant du Chili le pays où l’éducation supérieure est la plus chère au monde, en relation au PIB. En effet, toujours selon les chiffres de l’OCDE, le coût de l’éducation supérieure au Chili représente 22,7 % du PIB. Par rapport au salaire minimum (12 840 $/année), le coût annuel moyen des études supérieures (3 400 $) représente 26,5 %...
Toutefois, ces abus institutionnalisés ne peuvent pas expliquer à eux seuls l’ampleur du mouvement de révolte qui secoue la société chilienne actuellement, puisque ce modèle éducationnel est en place depuis plus de trente ans et qu’avant ce mouvement de protestation, il était loin d’être considéré comme inacceptable. C’est la ténacité de la population étudiante et sa capacité à dépasser les demandes sectorielles pour s’appuyer sur leurs principes sous-jacents, radicalement égalitaires et démocratiques, qui lui a permis d’interpeller l’ensemble de la société et de se transformer en symbole de la remise en question non seulement du système d’éducation, mais de toute une organisation sociale inégalitaire soutenue par les institutions de la démocratie de marché.
Radicalité non dogmatique et diversité des formes de lutte
Après une série de marches, au cours du mois de mai, ne parvenant pas à rassembler plus de 10 000 personnes, le mouvement prend de l’ampleur à partir du 1er juin alors que les étudiantes du secondaire se joignent au mouvement et qu’une manifestation de protestation parvient à rallier environ 20 000 personnes à Santiago, en plus de récolter l’appui du Syndicat national de la fonction publique (ANEF), du Collège des professeurs ainsi que de plusieurs recteurs d’universités. À partir de cette date, le mouvement se radicalise et croît à une vitesse vertigineuse. Les grèves étudiantes et les occupations d’universités et d’écoles secondaires se multiplient, passant de 17 à plus de 600 au cours des trois premières semaines de juin. La massification du mouvement de grèves et d’occupations permet également aux manifestations d’atteindre des sommets historiques. Dès le 16 juin, le nombre de manifestantes avoisine la centaine de milliers à Santiago et le double au niveau national, et ce nombre ne cessera de croître au cours des diverses actions de protestation subséquentes qui se succèdent de manière quasi hebdomadaire encore aujourd’hui.
La réponse du gouvernement face à cette montée de la contestation sociale a consisté en une criminalisation de la dissidence, une répression démesurée (dénoncée par divers organismes de défense des droits de la personne, nationaux et internationaux) et une imputation de la violence au mouvement étudiant. En appelant les étudiantes et les étudiants à la « discussion » plutôt qu’à la « violence », le gouvernement refuse, d’une part, de reconnaître une quelconque légitimité aux moyens légaux et pacifiques de négociation de ces jeunes qui, avant d’occuper la rue et leurs lieux d’enseignement, étaient parfaitement inaudibles. D’autre part, il refuse la discussion en ignorant les principales revendications des étudiantes, limitant ses offres (désignées par euphémisme comme des « accords ») à quelques centaines de millions de dollars représentant la plus faible hausse du budget de l’éducation depuis les cinq dernières années.
Devant l’intransigeance du gouvernement, qui apparaît totalement déconnecté de la société et de la profonde crise du système éducationnel, la capacité de convocation et de ralliement du mouvement étudiant n’a fait qu’augmenter. À mesure que l’approbation des revendications pour une réforme du système éducationnel montait à des proportions de 70 % et même 80 % des sondés, le taux de satisfaction à l’égard de l’administration Piñera chutait aux niveaux les plus bas jamais atteints par un autre gouvernement de la période postdictatoriale (se situant entre 22 % et 31 % selon les enquêtes).
Face à la violence et à la démesure de la répression qui a fait au moins un mort par balle, des milliers de blessés et d’arrestations massives et arbitraires accompagnées de cas de torture (faisant l’objet d’une plainte devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme de l’OEA), les formes de protestation se diversifient. Reprenant plusieurs tactiques de la « Révolte des pingouins [1] », les étudiantes utilisent les réseaux sociaux, comme Facebook et Twitter, pour convoquer des « mobilisations éclair » (flashmob). Par exemple, autour du premier anniversaire de la mort de Michael Jackson, 3 000 étudiantes ont surpris tout le monde avec l’exécution d’une chorégraphie de la chanson « Thriller » devant la Moneda (le siège du gouvernement), pour rendre compte de l’état de mort-vivant du système de l’éducation. Des dizaines d’autres mobilisations éclair sur des thèmes aussi loufoques que Lady Gaga, les super héros, Dragon Ball, etc., se succèdent et parviennent à publiciser la lutte de manière ludique. Ces nouvelles formes d’interpellation, basées sur une culture de masse en apparence aliénante, sont venues renouveler le répertoire des troubadours révolutionnaires des années 1960-1970 (Victor Jara, Violeta Parra, Quilapayún, Inti-Illimani, etc.) et du rock protestataire des années 1980-1990 (Los prisioneros, Sol y Lluvia, Illapu, Los Tres, Los Miserables, etc.), eux aussi mobilisés dans une fusion intergénérationnelle des formes d’expression du mécontentement populaire.
Les parents des étudiantEs se joignent également au mouvement et convoquent des Marches familiales, suivies de manière tout aussi massive mais moins durement réprimées. L’une de ces Marches familiales, culminant par un concert rock dans un grand parc de Santiago le dimanche 21 août, aurait même attiré un million de personnes selon les organisateurs (500 000 selon des sources indépendantes). En fait, le mouvement est rejoint par un immense spectre de personnalités publiques, d’institutions et d’organisations sociales comme le Collège des professeurs, le Conseil des recteurs des universités et instituts techniques et professionnels, la Centrale unitaire des travailleurs du Chili (CUT), la fédération des petites entreprises (Conupia), la Fédération nationale des pobladores [habitants des quartiers marginaux [2]] (Fenapo) et le regroupement « Démocratie pour le Chili », né dans l’effervescence de cette lutte et qui rassemble actuellement plus de 180 organisations autour de l’objectif d’un plébiscite multithématique qui permettrait, entre autres, de suspendre l’actuelle Constitution pinochétiste de 1980 et de convoquer une assemblée constituante.
Dépassant la dimension strictement sectorielle, le mouvement qui n’est plus seulement le fait des étudiants et étudiantes mais de la société dans son ensemble, est ainsi parvenu à rendre inacceptable un système qui faisait figure de modèle et à offrir un canal d’expression à un mécontentement populaire étouffé par les mécanismes élitistes d’une « démocratie de basse intensité ». Après six mois de grève sans résultats concrets du fait de l’intransigeance du gouvernement, le mouvement a fini par s’essouffler et montre certains signes de division quant aux stratégies à long terme. Quoi qu’il en soit, en dévoilant le mensonge institutionnalisé et en activant les forces de sa remise en question, les étudiantEs ont déjà gagné.
[1] Une précédente mobilisation des étudiants du secondaire qui, en 2006, avait obligé le gouvernement Bachelet à apporter une série de réformes à la loi de l’éducation. Le nom de cette révolte vient du fait que, par moquerie, les étudiantes du secondaire se font traiter de pingouins en fonction de leur uniforme : veste noire sur chemise blanche.
[2] Le terme « poblador » désigne au Chili les habitantes des quartiers marginaux de la périphérie des villes. Les organisations de pobladores travaillent autant sur le plan de l’accès au logement par des prises de terrains qu’à la défense des endettées du système (semi-privé) d’accès au logement social, ou encore à l’organisation communautaire.