Démocratie et éducation au Québec
La réforme permanente
par Benoit Renaud
Le contraste entre le système d’éducation québécois d’avant la grande réforme des années 1960 et celui que nous avons depuis est assez frappant pour mériter toute l’attention qu’on donne au rapport Parent et à la révolution tranquille dans nos manuels d’histoire.
En effet, le système antérieur à la réforme était terriblement élitiste et sexiste, en plus de maintenir la population catholique et francophone dans une situation d’infériorité flagrante par rapport à la minorité anglophone et protestante. Les enseignantes, sans protection syndicale, étaient généralement moins bien payées et pas plus scolarisées que des commis de bureau. Le système d’éducation était morcelé entre des écoles publiques primaires sous-financées, des écoles secondaires publiques sous-fréquentées et ne menant que très peu vers l’université, des écoles de métier préparant assez mal au marché du travail, des collèges classiques privés réservés à une petite minorité et des universités très peu accessibles.
L’augmentation phénoménale de la fréquentation scolaire à partir de la Seconde guerre mondiale a forcé le gouvernement à augmenter sa part du financement. Elle a aussi provoqué un renversement du rapport entre laïques et religieux chez le personnel enseignant. « Les prêtres, les frères et les sœurs, majoritaires à la fin de la guerre, ne constituent plus que 31 % des effectifs en 1960 [1]. » La période du régime Duplessis en est une de résistance des structures archaïques face à des changements objectifs.
Les années soixante sont l’occasion d’une convergence momentanée entre le besoin économique de modernisation, la philosophie libérale de l’égalité des chances et de la mobilité sociale et la mobilisation du mouvement ouvrier pour une démocratisation de l’éducation. La création du ministère de l’Éducation en 1964 permet une relative égalisation du financement ainsi qu’une uniformisation des programmes. La réduction drastique du nombre de commissions scolaires et la création des polyvalentes, puis des cégeps et du réseau de l’Université du Québec, créent des institutions régionales similaires sur l’ensemble du territoire et facilitent une augmentation phénoménale de la scolarisation.
Par contre, lorsqu’on examine les résultats, on voit que cette réforme n’a été faite qu’à moitié. Le système scolaire public demeure confessionnel, divisé entre commissions scolaires catholiques et protestantes, jusqu’au milieu des années 1990. La promesse de gratuité scolaire jusqu’à l’université, faite par les Libéraux durant la campagne de 1960, puis par le PQ dans les années 1970, n’est toujours pas réalisée. Également, les réformes pédagogiques perpétuelles produites par le MEQ ne parviennent pas à inclure pleinement les jeunes de milieux dits défavorisés et l’accès à l’université demeure principalement le fait des couches sociales intermédiaires et supérieures. Aussi, la réduction significative des inégalités entre hommes et femmes ou entre anglophones et francophones est importante, quoique incomplète. Encore aujourd’hui, les femmes sont sous-représentées dans les programmes de 2e et 3e cycles universitaires et sur-représentées dans les professions traditionnellement féminines comme l’enseignement préscolaire et primaire, les sciences infirmières ou le travail social. En 1983, les universités anglophones décernaient toujours le tiers des diplômes, alors que les anglophones ne composent qu’environ un sixième de la population.
Une autre dimension inachevée de la réforme est le maintien d’un important secteur privé, subventionné par l’État à 60 %, le niveau le plus élevé au Canada. La question de la démocratie dans le fonctionnement des institutions et l’élaboration des programmes demeure aussi en plan. Les structures décisionnelles demeurent bureaucratiques et impliquent de plus en plus l’entreprise privée, tandis que le personnel et les étudiantes sont traités comme des groupes de pression.
Quarante ans plus tard, nous sommes toujours loin d’un système d’éducation démocratique, public, laïc, gratuit et accessible à tous et toutes.
Dans les années 1970, le succès de la réforme entraîne une explosion des dépenses publiques en éducation. En même temps, la fin de la période de croissance économique sans précédent de l’après-guerre exerce une pression en direction d’une compression des dépenses sociales, dans un contexte de compétition mondiale de plus en plus intense. Cette décennie pourrait être qualifiée de bras de fer à somme à peu près nulle entre la pression de la base (mouvement étudiant, syndicats) pour la poursuite des réformes et la pression du sommet (patronat et gouvernement) pour l’introduction de contre-réformes. Par exemple, en 1974, le gouvernement Bourassa tente d’introduire des tests d’aptitude aux études universitaires (TAEU) mais doit abandonner l’idée à la suite d’une simple menace de grève étudiante [2]. Les syndicats de l’enseignement continuent à faire des progrès dans leurs conventions collectives durant cette décennie de conflits politiques et sociaux intenses.
C’est à partir de la récession de 1981-1982 que la contre-réforme néolibérale commence pour vrai avec le « virage technologique ». On insiste alors pour que les jeunes se préparent aux besoins du marché du travail et s’orientant vers les sciences de la nature, l’informatique et les métiers plutôt que les arts ou les sciences humaines. Le régime pédagogique au secondaire est modifié en ce sens, puis on s’attaque au régime pédagogique au collégial, toujours dans un esprit d’efficacité étroitement économique. La campagne commence alors pour mettre fin au gel des frais de scolarité introduit à la suite de la grève générale étudiante de 1968. L’année 1982 est aussi celle de l’offensive du gouvernement Lévesque contre les syndicats du secteur public et en particulier contre la CEQ (aujourd’hui CSQ), qui subira la loi matraque la plus dure depuis Duplessis (Loi 111). Une des conséquences de cette offensive néolibérale a été l’augmentation du décrochage au secondaire à partir de 1987.
Un point tournant a aussi marqué le milieu des années 1990 avec les États généraux sur l’éducation, la politique de déficit zéro adoptée par les Sommets socio-économiques, et la grève des cégeps de l’automne1996. Il s’agit d’une période contradictoire incluant de belles ambitions, comme celle de hausser le taux de réussite du secondaire à 85 % des élèves de moins de 20 ans. Mais en même temps, les compressions budgétaires et la concurrence entre les établissements ont contribué à une tendance inverse. En effet, ce taux de réussite est passé de 73,7 % en 1995-1996 à 65,8 % en 2002-2003 [3]. Au post-secondaire, on demande aux cégeps et aux universités et à leurs étudiantes et étudiants d’améliorer leur « performance » tout en réduisant leurs ressources, notamment avec la récente coupure de 103 millions $ dans le régime d’aide financière et l’introduction du remboursement proportionnel au revenu (plus on est pauvre, plus on paie…).
La tendance actuelle est axée sur la privatisation, l’éducation étant présentée comme un investissement économique individuel. Les belles valeurs humanistes et démocratiques du rapport Parent semblent bien loin des préoccupations des récents gouvernements. Il appartient au mouvement syndical, au mouvement étudiant et à la gauche de remettre ces idées sur le devant de la scène et de reprendre l’offensive.
[1] Linteau, Durocher, Robert, Ricard, Histoire du Québec contemporain : Le Québec depuis 1930, Boréal, 1986.
[2] Pierre Bélanger, Le mouvement étudiant québécois : son passé, ses revendications et ses luttes, ANEEQ, 1983.
[3] Jocelyn Berthelot, « Une mauvaise passe pour l’école publique », revue Options, no 23, CSQ, hiver 2005.