Réforme de l’éducation
Misère du constructivisme
par Normand Baillargeon
De l’infinie variété des expériences, valeurs, habiletés et savoirs humains, que faut-il enseigner à l’école ? Cette question est celle du curriculum et on devine à quel point elle est complexe – Que retenir ? Pourquoi ? – et éminemment politique – Qui décidera des réponses ?
Une réponse, d’inspiration platonicienne, a largement dominé non toujours la pratique mais du moins la théorie de l’éducation : l’éducation doit initier à des formes de savoirs – mathématiques, sciences humaines et naturelles, histoire, art et littérature, morale et religion, philosophie – distinctes par les concepts et modes de validation qu’elles mettent en oeuvre. À travers elles l’esprit est formé, rendu autonome et habileté à entrer dans un rapport critique au monde.
En Amérique du Nord, toutefois, depuis quelque deux décennies, nos réponses à la question du curriculum sont largement structurées par le constructivisme, qui est probablement le courant de pensée actuellement dominant en éducation. La réforme québécoise en a d’ailleurs fait, à côté de l’approche par compétences et de la pédagogie des projets, un de ses piliers.
Le constructivisme se présente comme une épistémologie, c’est-à-dire une théorie de la science, en même temps que, plus largement, comme une théorie voire une psychologie de la connaissance. Son point de départ est que le réel n’existe pas indépendamment de nos représentations et que connaître, dès lors, c’est construire (soit essentiellement seul, soit collectivement, selon la variété de constructivisme considéré) des représentations entre lesquelles il ne saurait y avoir de hiérarchies. Ce rejet du réalisme extérieur et le relativisme qui l’accompagne sont des thèses extraordinairement lourdes de conséquences, à la fois sur ce qui est enseigné et sur les moyens de le faire. L’éducation devient tout autre dès lors qu’il n’y a plus de réel existant indépendamment de nos représentations, dès lors que la physique, par exemple, n’est qu’un discours parmi d’autres, et dès lors que toutes les représentations viables (?) se valent.
On pourrait facilement montrer que ces thèses, qui frappent au cœur de la rationalité et de l’idée traditionnelle d’éducation, sont simplement ignorées ou tenues pour aberrantes par l’immense majorité des philosophes et des épistémologues. Voici à titre d’exemple le jugement de W. A. Suchting sur la version radicale du constructivisme – celle que nous avons adoptée au Québec. Il le déclare être pour une bonne part inintelligible ; assure que les idées intelligibles sont confuses ; qu’il n’y a pas l’ombre d’un argument permettant de décider de quoi au juste il est véritablement question et conclut : « [...] certains mots et combinaisons de mots sont répétés comme des mantras et si cette manière de faire peut procurer à certaines personnes [...] le sentiment qu’elles ont été éclairées sans avoir eu à fournir le difficile effort intellectuel que cela demande, ce sentiment s’évapore presque immanquablement sitôt que l’on plonge la tête dans les eaux glacées de l’interrogation critique ».
Mais, dira-t-on, cela conduit peut-être à de saines prescriptions pédagogiques ? Hélas ! Toutes les recherches convergent pour penser le contraire [voir, ici même, le texte de Manon B. Gaillard]. Que des maîtres, adéquatement formés à des savoirs fondamentaux, aient pour tâche d’en faire la présentation ordonnée et progressive à des non-initiés et de s’assurer de ce qu’ils l’ont assimilée, tout cela devient vite une hérésie à qui adhère aux conceptions constructivistes. Ce qui est au demeurant bien commode et tout à fait bienvenu dans le milieu d’une infinie mollesse académique des sciences de l’éducation : on n’a pas à maîtriser de savoirs pour enseigner, pas à se préoccuper d’instruction et de design pédagogique, pas à faire de recherche systématique sur tout cela. Dans le Guide de l’enseignant de la collection MathLand, on lit ceci : « Question : Comment les enseignants devraient-ils aborder ce module s’ils se sentent mal à l’aise avec le système numérique présenté ? Réponse : La beauté de la philosophie constructiviste est de ne pas faire de l’enseignant un pourvoyeur de savoir, mais plutôt un facilitateur d’expériences. L’enseignant devrait donc se voir comme un co-apprenant. Question : Pourquoi les projets proposés semblent-ils si peu structurés ? Et que devrait faire l’enseignant pendant que les élèves travaillent par eux-mêmes ? Réponse : Le professeur qui utilise MathLand est un facilitateur plutôt qu’un pourvoyeur de savoir. Son rôle est de dresser un portrait global […] puis de laisser les élèves se prendre en mains. L’enseignant est alors libre d’observer les élèves, de discuter avec eux, d’évaluer. […] En ce qui concerne les nombres, il n’y a pas de faits : uniquement des relations, des relations qui sont créées dans la tête des enfants. »
Ah ! la beauté de la philosophie constructiviste ! Vous vous faites du mauvais sang parce que vous ne connaissez pas un système numérique que vous croyez devoir enseigner ? Rassurez-vous. D’abord vous n’ignorez rien du tout : vous êtes seulement mal à l’aise. Un ignorant doit apprendre et c’est parfois difficile. Mais quelqu’un de mal à l’aise doit simplement être mis à son aise : ce sera facile, vous verrez. D’autant que vous n’avez pas à enseigner quoi que ce soit. C’est que, voyez-vous, vous n’êtes pas un vulgaire pourvoyeur de savoir : vous êtes un co-apprenant ! Apprendre ? Étudier ? Enseigner ? Quelles drôles d’idées ! Quels malaises n’ont-elles pas suscités et quelle joie d’être libérés de ces absurdes et inutiles fardeaux d’un autre âge.
Mais on peut en douter. À la fin de sa vie, le très réputé psychologue cognitiviste Herbert A. Simon écrivait : « S’il n’y a pas eu de progrès constant en éducation, c’est parce qu’en ce domaine on s’est contenté d’aller d’une position simpliste à une autre... Actuellement, le constructivisme radical est un exemple d’un tel extrémisme simpliste, et certains de ses promoteurs font preuve d’une attitude antiscientifique tellement marquée que, si celle-ci devait se répandre, il faudrait renoncer à tout espoir de progrès en éducation. »
Mais je n’ai ni l’intention ni la possibilité d’étayer ici de manière crédible ces conclusion critiques. Si je les ai avancées, c’est uniquement pour établir le caractère hautement polémique et contestable des conceptions constructivistes. Et sitôt cela posé, des questions politiques pressantes s’imposent.
En effet, de quelle légitimité se réclament ceux et celles qui ont prôné et imposé un curriculum et des méthodes inspirées du constructivisme ? Leur anti-réalisme et leur relativisme cognitif leur interdit ici, sous peine de flagrante contradiction, d’invoquer des résultats de recherche, des faits ou des savoirs. De quel droit, donc, et au nom de quelles valeurs et de quel projet politique ont-il pu décider ainsi des principes curriculaires et des méthodes pédagogiques qui commanderont l’éducation des enfants du Québec ? On se trouve ici devant un flagrant déficit de légitimité.
À quoi il faut ajouter le caractère profondément réactionnaire et dangereux du relativisme cognitif prôné. Il s’agit là d’une conséquence à laquelle toute personne de gauche devrait être au plus haut point sensible. Si toutes les constructions viables sont des savoirs et si toutes sont équivalentes, s’il n’y a pas de réel à quoi référer pour décider entre deux constructions, comment dès lors débattrons-nous ? Pourquoi même envisager de débattre ?
Que dire, par exemple, à ceux qui ont construit la représentation, viable pour eux, qu’il y avait des armes de destruction massive en Irak, nous qui avons construit la représentation contraire ?
La remarque de Michael Devitt, terrifiante, revient ici en mémoire : « J’ai un candidat à proposer pour le titre de tendance intellectuelle la plus dangereuse de notre temps : […] le constructivisme. […] dans certains mouvements politiques bien intentionnés, mais confus, cela a conduit à une véritable épidémie de construction de mondes. Le constructivisme s’attaque au système immunitaire qui nous prémunit contre la folie. »