La « réforme » est-elle nécessaire ?
Les bonnes vieilles méthodes peuvent être progressistes
par Normand Baillargeon
À un regard pressé, tout paraît très simple en éducation puisque les protagonistes se laissent commodément partager selon une frontière étanche qui permet de situer d’un côté des progressistes, de l’autre des traditionnalistes. Les premiers seraient les champions d’une pédagogie centrée sur l’enfant, aussi respectueuse de ses besoins, de son expérience et de ses intérêts que soucieuse de s’adresser à lui dans sa globalité : ici, l’élève construit ses savoirs en allant de stimulantes découvertes en passionnants projets. Sur le plan politique, ces progressistes se donnent volontiers pour la seule légitime incarnation de la gauche en éducation : porte-flambeaux de la démocratie, de l’égalité des chances, du respect de l’identité (notamment culturelle) de chacun, ils seraient les défenseurs d’une vision de l’éducation qui seule assurerait la préparation de citoyens critiques. Les deuxièmes défendraient au contraire une éducation vétuste, prônant une rebutante et inefficace pédagogie de l’instruction, de l’exercice et de la répétition, incapable de susciter l’intérêt et devant s’imposer d’autorité à l’enfant.
Sitôt pareil axiome posé – et il s’agit probablement aujourd’hui du lieu commun le plus répandu en éducation – tous les débats sont d’emblée résolus. Mais c’est infiniment trop simple et il s’agit ici d’un faux dilemme qu’il faut refuser de toutes nos forces en prenant le temps d’examiner soigneusement ce dont il est question, sans se laisser engourdir par ces slogans aussi pompeux que vides qui abondent en éducation. Si on se livre à cet examen, on trouve de sérieuses raisons de conclure que les progressistes ne sont pas nécessairement ceux-là qui clament l’être : Arendt suggérait en ce sens qu’à défaut d’être conservatrice l’éducation est condamnée à être réactionnaire.
Les recherches menées sur les méthodes pédagogiques le montrent à merveille. Elles convergent en effet massivement pour inviter à conclure que sur tous les plans les méthodes traditionnelles sont préférables, surtout pour les plus démunis culturellement. La recherche montre encore que certaines des méthodes progressistes ont eu, cette fois encore notamment sur les plus démunis, des impacts catastrophiques – et en particulier pour l’apprentissage des savoirs de base : lecture, écriture, mathématiques. Dressant un imposant bilan des résultats de ces recherches, Jeanne S. Chall écrit : « La principale conclusion […] est qu’une approche traditionnelle de l’enseignement, centrée sur l’enseignant plutôt que sur l’enfant, résulte généralement en des résultats académiques supérieurs à ceux d’une approche progressiste ». Toutes les recherches crédibles convergent vers cette conclusion, avec une constance dont il y a peu d’exemples dans toutes les sciences sociales.
Le projet Follow Through, scandaleusement peu connu, est une pièce importante de l’argumentaire des traditionnalistes. Ce projet est une des plus sérieuses, des plus longues et des plus coûteuses expérimentations jamais réalisées en sciences sociales. Des cohortes d’enfants ont été suivis des années durant et on a systématiquement comparé plusieurs méthodes pédagogiques. Or une méthode traditionnelle, Direct Instruction, a remporté la palme haut la main, sur toutes ses concurrentes progressistes et sur toutes les variables mesurées, y compris en ce qui concerne l’estime de soi et d’autres dimensions affectives dont il faut dès lors conclure qu’elles tiennent d’abord et avant tout à l’apprentissage de savoirs. Cette méthode s’est en outre avérée tout particulièrement efficace avec les enfants des milieux défavorisés, lesquels, notons-le, n’ont pas ce luxe des familles culturellement et économiquement favorisées de pouvoir trouver hors de l’école ce que celle-ci ne dispense plus.
Cette recherche – et de nombreuses autres – contredit littéralement les fondements de l’actuelle réforme en éducation. Il est terrible que leurs conclusions ne soient pas plus connues et discutées.
L’idée que le conservatisme pédagogique, loin d’être nuisible au radicalisme politique, en soit au contraire la pré-condition, a été défendue par plus d’un radical. Elle alimentait la vision de l’éducation des Lumières, était centrale chez Hannah Arendt et alimente aujourd’hui encore la réflexion de bien des gens. Gramsci en a donné une formulation exemplaire : « Auparavant, les élèves acquéraient au moins un certain bagage de faits concrets. Désormais, il n’y aura même plus un tel bagage à metre en ordre. […] L’aspect le plus paradoxal de tout cela est que ce nouveau type d’école est présenté comme démocratique alors qu’en fait il conduit à non seulement perpétuer mais aussi à cristalliser les inégalités sociales. » (Cahiers de prison)
Il y a plus. La perspective d’un centrement de l’école sur la transmission de savoirs fondamentaux a encore pour elle le grand avantage de constituer un précieux garde-fou contre la pente de l’endoctrinement sur laquelle, bien involontairement peut-être, une école pédagogiquement progressiste est particulièrement encline à glisser dans sa volonté d’éduquer tout l’enfant et donc d’enseigner des attitudes, des compétences, des valeurs et tutti quanti. On se retrouve alors avec ce paradoxe qu’une école embrassant des idéaux progressistes puisse aussi facilement être mise au service d’une double instrumentalisation, économique et politique, de l’éducation. Le concept de compétence et l’idée de formation à l’entrepreneurship nous fournissent un exemple de la première ; les formations à la citoyenneté, à l’environnement et tutti quanti de la deuxième.