Portrait de la presse au Québec

No 009 - avril / mai 2005

Étonnantes années 30

Portrait de la presse au Québec

par Caroline Désy

Caroline Désy

Les années 1930 sont remarquablement marquées par les idéologies. La crise, qu’on a qualifiée d’économique, est plus large que cela, elle est aussi une crise des valeurs qui suscite la recherche d’un ordre nouveau. Des points de vue politique et idéologique, la crise déstabilise les dirigeants et les intellectuels qui seront tentés de chercher à gauche, mais surtout à droite, des solutions extrémistes.

Au Québec, les idées corporatistes séduisent et fascinent. Directement inspiré de la doctrine sociale de l’Église, le corporatisme préconise les regroupements par corps de métier et de profession. Désenchantés à l’égard des institutions démocratiques et inquiets de l’influence communiste, plusieurs intellectuels reconnaissent certains mérites aux régimes italien et portugais, dans leur recherche du régime politique idéal. L’argumentation en faveur du corporatisme repose sur une présentation des méfaits du libéralisme économique et sur un anti-étatisme primaire, auxquels s’oppose un corporatisme social où des organisations professionnelles chrétiennes doivent assurer l’ordre.

Au sein de la société québécoise de l’époque, les grandes questions du temps, qu’elles soient liées à des thèmes économiques, politiques, sociaux ou moraux, sont traitées un jour ou l’autre dans les journaux et dans les périodiques [1] : les politiques sociales de Roosevelt aux États-Unis donnent-elles trop de pouvoirs à l’État ? Comment créer la richesse collective qui nous sortirait de la Crise ? Le corporatisme serait-il la solution ? Comment concilier nos devoirs de citoyens et nos devoirs de chrétiens ? Voilà le genre de questions auxquelles on tente de répondre. Avec en arrière-plan historique la Révolution russe et la Guerre civile espagnole, le communisme et même le socialisme sont « impensables », du moins dans le discours dominant.

La Guerre civile espagnole

La Guerre civile espagnole, surtout, questionne les milieux intellectuels, met en scène les peurs et les espoirs et devient en quelque sorte une incarnation des thèmes qui divisent la société québécoise des années trente : les différents principes de gouvernement, le politique et le religieux, la conscience et l’engagement. Cette guerre touche aussi l’imaginaire, encore plus lorsqu’on sait qu’environ 1 500 Canadiens iront y combattre comme volontaires. On a parlé de la Guerre civile espagnole comme de la « dernière grande cause » ou de la dernière guerre idéologique. Les grandes idéologies du siècle s’y sont affrontées : fascisme, monarchisme, totalitarisme, capitalisme, communisme, socialisme, anarchisme, auxquelles il faut ajouter le catholicisme et l’athéisme. Si les journaux catholiques du Québec, comme ceux de partout dans le monde, appuient sans réserve les troupes du général Franco, d’autres publications sont moins catégoriques.

La Guerre civile espagnole se donne à lire dans des articles, reportages, éditoriaux et dépêches d’agences des journaux. Un groupe d’articles, pour donner un exemple dramatique, gravite autour de l’idée que la guerre en Espagne met la civilisation chrétienne en péril. Dans Le Devoir on peut lire un commentaire sur « Les origines de la guerre civile en Espagne » insistant sur une « lutte civile fratricide », une « lutte entre les tenants de la civilisation et ceux de la barbarie », une « lutte entre Moscou et notre civilisation ». Du côté de la civilisation chrétienne, on retrouve les « vrais patriotes » et les partisans de l’ordre et de la paix. Du côté de la barbarie, du « communisme athée de Moscou », se retrouvent les féroces et sadiques partisans de l’anarchie et de la « terreur rouge ». Jusqu’aux discours du Pape Pie XI qui inscrivent la guerre d’Espagne comme opposant les « fils des ténèbres » aux « fils de lumière ». Malgré cette intense dramatisation et le martelage constant de ces idées dans la grande presse, il n’y a pas unanimité ni uniformité. Il y aura des polémiques, surtout entre deux quotidiens au tirage plus limité : Le Devoir et Le Canada.

Sans entrer dans tous les détails, disons que le discours de ces journaux est redondant (dans le contenu) et saturé (dans la forme). Redondant car ses grandes thématiques participent à la construction d’un discours où le caractère sacré du conflit est déterminant. Saturé parce que la « mise en scène » du discours, les figures de rhétorique, sont surtout des comparaisons et des hyperboles. L’argumentation repose souvent sur des évidences, des lieux communs, des notions socialement admises. Du côté des journaux de langue anglaise, les sympathies du Star iraient aux républicains espagnols s’ils étaient plus modérés… Mais en général tous les quotidiens se résignent à voir s’installer une autre dictature en Europe pour tenter de sauver la paix et leurs éditorialistes sont assez frileux lorsqu’il s’agit de défendre des principes démocratiques.


[1À l’époque, six quotidiens sont publiés à Montréal, quatre en français et deux en anglais. La presse quotidienne est dominée par La Presse, qui tire à 150 000 exemplaires, ainsi que par La Patrie, dont le tirage en semaine est inférieur à 30 000 mais qui se reprend avec son édition du dimanche (78 000 copies). Le quotidien Le Canada a un tirage d’environ 15 000 exemplaires, soit un peu moins que Le Devoir, qui tire en moyenne à 18 000 exemplaires. The Gazette a un tirage d’environ 30 000 et le Montreal Daily Star imprime plus de 118 000 copies à tous les jours.

Thèmes de recherche Médias et journalisme, Histoire
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