L’enseignement en milieu défavorisé
par Robert Cadotte
Selon le ministère de l’Éducation, Montréal possède la plus forte concentration d’élèves pauvres au Québec. C’est alors que j’étais commissaire du quartier Hochelaga-Maisonneuve que m’est apparue de plus en plus clairement l’urgence d’intervenir auprès des futurs enseignantes pour mieux les préparer à travailler dans les milieux pauvres. Une intervention au niveau de la formation des maîtresses [1] est d’autant plus urgente, qu’au cours des années qui viennent, les écoles québécoises assisteront à un important renouvellement de leur personnel.
Une meilleure formation concernant les milieux pauvres permettrait de diminuer en bonne partie le décrochage de plusieurs jeunes enseignantes qui commencent souvent leur carrière dans les écoles les plus difficiles. Ce décrochage prend deux formes. Parfois, elles quittent définitivement l’enseignement après quelques années, voire quelques mois ; mais la plupart du temps, elles migrent vers des quartiers moins difficiles. On se retrouve donc souvent avec les professeures les moins expérimentées dans les écoles les plus difficiles. Cette situation plaide pour une amélioration importante de la formation des enseignantes qui se retrouveront dans les écoles des quartiers pauvres.
Les carences dans la formation ne portent pas sur les habiletés professionnelles pour enseigner les mathématiques ou le français. Elles portent sur la méconnaissance des familles pauvres et des milieux dans lesquels vivent ces familles, incluant bien sûr les causes qui expliquent la pauvreté. Cette méconnaissance comporte trois volets : méconnaissance des habitudes de vie et de la culture des familles, méconnaissance des quartiers où habitent les enfants et méconnaissance des groupes communautaires qui y oeuvrent.
Meilleure connaissance des familles
Les futures enseignantes proviennent en quasi-totalité de milieux moyens ou aisés. Il n’est donc pas surprenant qu’elles connaissent peu la mentalité, la culture, les habitudes de vie et la réalité économique des familles pauvres.
L’exemple le plus frappant de cette méconnaissance est la réaction qu’elles ont souvent quand elles se font agresser verbalement par un parent, généralement la mère. Elles interprètent habituellement cette violence verbale comme une agression personnelle et font souvent appel au contentieux de la commission scolaire pour se défendre. Il suffit pourtant, la plupart du temps, d’écouter la mère pendant quinze minutes pour qu’elle se mette à pleurer en racontant qu’elle est dépassée par sa situation, qu’elle n’arrive pas à se faire obéir de son enfant, que le mari est parti, etc.
Cette méconnaissance se manifeste dans plusieurs domaines. Par exemple, les futures enseignantes ignorent souvent les énormes problèmes de santé qui confrontent les familles défavorisées :
– espérance de vie moins élevée d’une dizaine d’année dans les quartiers pauvres par rapport aux quartiers les plus riches de l’Île ;
– obésité plus fréquente et habitudes alimentaires désastreuses ;
– taux de suicide plus élevé, indiquant ainsi le plus grand désespoir de ces familles ;
– consommation de tabac et de drogues dangereuses (comme le crack) plus élevée ;
– exercice physique moins valorisé ;
– grossesses à l’adolescence beaucoup plus fréquentes, etc.
Il n’y a pas que les habitudes de vie qui sont méconnues. La culture des enseignantes est également très éloignée de celle des familles pauvres. Les sondages que nous avons effectués auprès des élèves nous montrent, par exemple, que les familles pauvres consomment beaucoup plus de films qui incitent à la violence et à la conduite dangereuse que les milieux plus éduqués. Il est donc important pour les enseignantes de connaître le cinéma consommé par leurs élèves. C’est là que les enfants puisent leurs héros et leurs héroïnes, les modèles auxquels ils veulent ressembler. Comment intervenir auprès des élèves si l’on ne connaît pas leurs rêves et leurs désirs ? Encore ici, nos sondages montrent que très peu d’enseignantes connaissent la culture réelle consommée par les enfants, ce qui constitue un handicap majeur si l’on veut faire évoluer l’image du monde que se font les enfants. Cette vision du monde est pourtant l’une des causes principales de l’échec scolaire de certains enfants.
Le hiatus entre la culture des enseignantes et celles des familles défavorisées s’étend également à bien d’autres domaines. On pense à la vision que les enfants ont du travail ; à la valorisation que l’école fait de l’université au détriment de la valorisation des métiers ; à la plus grande présence de la pensée magique qui amène les gens à aborder la vie de façon irréaliste (en pensant, par exemple, qu’ils vont devenir millionnaires en achetant beaucoup de billets de loterie).
Meilleure connaissance des quartiers
En 2005, très peu d’enseignantes habitent le quartier de leur école, cela contrairement aux années 60. Il n’est donc pas surprenant de constater que les profs connaissent peu le quartier où elles enseignent. La conséquence la plus immédiate est que l’amélioration de la qualité de vie du quartier n’est pas une priorité pour la plupart d’entre elles. Elles ne vivent pas les conséquences d’un quartier vandalisé, graffité, mal entretenu… sinon quand elles sont à l’école.
Si l’on veut que les jeunes prennent en charge le quartier où ils habitent, on voit donc l’importance de leur faire apprécier la beauté et l’intérêt de ce qui les entoure. Les futures profs ne sont manifestement pas équipées pour faire cela.
Meilleure connaissance des groupes communautaires
De nombreux groupes communautaires œuvrent dans les quartiers défavorisés et y jouent un rôle essentiel. Cela fait maintenant l’unanimité qu’il est nécessaire pour l’école de coordonner ses actions avec celles de l’ensemble de ces organismes. La tâche est cependant difficile.
L’une des principales causes de cette difficulté est le manque de connaissances des enseignantes à l’égard de ces groupes et de l’apport positif qu’ils peuvent fournir à l’école. La formation offerte par l’université pourrait aider grandement à modifier ces attitudes de méfiance spontanée de la part des futures enseignantes.
[1] Le féminin a ici valeur d’épicène. Pour vous éviter de regarder dans le dictionnaire, cela veut dire que, pour alléger le texte, nous utiliserons le féminin, incluant par le fait même le masculin.