La lutte des sans-papiers en France
Un combat exemplaire
Entrevue avec une militante française : Lucie Tourette
De passage à Paris en novembre 2010, À bâbord ! a rencontré Lucie Tourette. Journaliste, cette dernière a été pendant plusieurs années bénévole dans une association d’alphabétisation pour personnes migrantes, ce qui l’a amenée à s’impliquer dans les luttes des sans-papiers. Elle a participé au sein du collectif ASPLAN à la rédaction d’un ouvrage [1] sur cette expérience inédite que constitue la grève des sans-papiers en France.
À bâbord ! : Bonjour Lucie, tout d’abord peux-tu nous faire un bref récapitulatif des évènements de ces dernières années en ce qui concerne les grèves de sans-papiers ?
Lucie : Le mouvement de grève a commencé en 2006 dans une blanchisserie de l’Essonne [2], lorsque plusieurs sans-papiers ont été licenciés. Certains travailleurs de l’usine avaient déjà un historique de lutte puisqu’ils avaient obtenu leur régularisation à la suite d’une occupation d’église. La CGT [3] les ayant soutenus à l’époque, ils ont de nouveau fait appel à ce syndicat. Les grévistes demandaient à être régularisés et réintégrés dans l’entreprise. Ce premier mouvement est quand même passé relativement inaperçu ; c’était dans une zone industrielle isolée. Mais d’autres sans-papiers sont ensuite venus voir la CGT, pour faire grève à leur tour.
Des foyers de grèves ont ensuite éclaté à divers endroits, comme dans un Buffalo Grill (une grande chaîne de restauration en France) en 2007, ou dans un resto juste à côté de l’Arc de Triomphe. À chaque fois, des régularisations ont été obtenues. En 2008, 300 sans-papiers de différents secteurs ont occupé leurs entreprises en même temps dans les secteurs du nettoyage, de la restauration, de la construction, etc. Et cela a eu beaucoup d’impact sur l’opinion publique, car les gens ont réalisé que les sans-papiers travaillaient, qu’ils étaient souvent employés depuis de nombreuses années par des entreprises qui avaient pignon sur rue tout en étant considérés comme des « illégaux ».
ÀB ! : La présence des sans-papiers n’est quand même pas nouvelle en France, pourquoi le mouvement a-t-il commencé à ce moment-là selon toi ?
Lucie : C’est une conjonction de plusieurs dynamiques. Tout d’abord, il y a eu le durcissement progressif des procédures de régularisation. Avant, après 10 ans de résidence illégale sur le territoire français, il était possible de se faire régulariser. Maintenant ce n’est plus systématique, et les possibilités de regroupement familial ont aussi diminué. Les sans-papiers sont donc devenus plus nombreux… Dans le même temps, les contrôles d’identité et les arrestations se sont multipliés. Aussi, vers le milieu des années 2000, les sans-papiers sont à nouveau entrés dans l’espace public. On s’est mis à parler de leurs conditions de vie, du traitement qui leur est réservé, des injustices qu’ils/elles subissent, notamment grâce au travail du Réseau Éducation Sans Frontière (RESF) qui s’est opposé aux dénonciations et aux arrestations de parents sans-papiers d’enfants scolarisés.
Puis, en 2008, ce mouvement de grève dans les entreprises a aussi permis de prendre Sarkozy à son propre jeu. En tant que ministre de l’Intérieur puis président, il s’était mis à parler de plus en plus d’ « immigration choisie », par opposition à une immigration « subie », fantasmée. Alors pour le coup, voilà des travailleurs « intégrés », qui payent leurs impôts, qui sont en CDI (contrats à durée indéterminée, statut valorisé en France où les Contrats à durée déterminée tendent à devenir la norme)… et qui ne peuvent obtenir leur régularisation. C’était en totale contradiction avec les déclarations du gouvernement. Dans un premier temps, les grévistes ont joué la carte de la légitimité ; c’étaient des personnes avec un emploi stable, déclaré, qui pouvaient prouver que leurs patrons savaient qu’ils n’avaient pas un statut régulier. L’injustice de leur situation était alors flagrante et incontestable.
ÀB ! : À ce moment-là, quelles étaient leurs revendications ?
Lucie : D’abord leur propre régularisation, car c’est ce qui permet de bénéficier des droits dont ils sont privés pour l’instant : regroupement familial, retraite, chômage, assurance santé, droit de sortir du pays avec l’assurance de pouvoir y revenir… Et la mise en place de critères précis de régularisation. Car la régularisation est soumise à l’arbitraire des préfectures, des mémos internes ou des déclarations et projets de loi fracassants…
ÀB ! : En 2008 il y avait quelques centaines de grévistes, puis plusieurs milliers en 2009. Comment est-on passé de quelques foyers de grèves à un mouvement de 6 000 personnes ?
Lucie : Au fil du temps, d’autres personnes se sont jointes, qu’on n’aurait pas imaginé voir dans une grève. Des hyper précaires, travailleurs et travailleuses au noir, des intérimaires… Ils/elles ont vu les grévistes à la télé, qui manifestaient dans leurs tenues de travail, et ils/elles se sont organisés, sont aussi allés voir les syndicats. C’est devenu un mouvement plus large, qui a donné une visibilité et une présence à des personnes qui n’existaient pas vraiment dans le paysage politique auparavant. Le mouvement a aussi été tenu par une diversité d’associations, de syndicats. En fait c’est l’émergence d’un mouvement hybride, qui a fait appel à de nouvelles formes d’organisations. Par exemple, comment faire grève lorsqu’on est le/la seule sans-papier dans son entreprise ? Il a fallu inventer, trouver des lieux symboliques à occuper, comme les sièges d’organisations patronales.
ÀB ! : Quelles ont été les réactions par rapport à ce mouvement de grève ?
Lucie : En 2007, après la grève de Buffalo Grill, une nouvelle loi a été promulguée. Désormais, les patrons pouvaient permettre à leurs salariés sans papiers d’être régularisés, en payant une taxe et en s’engageant à les garder. Cette nouvelle loi est une façon pour le gouvernement de permettre aux patrons victimes d’une grève de se tirer de ce mauvais pas. Ce contrat de travail est donc devenu la principale revendication des grévistes. La plupart des patrons dont les locaux étaient occupés ont donc fini par le signer.
ÀB ! : Quels ont été les gains obtenus au cours de ce mouvement ?
Lucie : C’est évidemment la force d’être capables de lutter ensemble, cependant ce n’est pas facile tous les jours. Pour des personnes déjà précaires, mener une grève de plusieurs mois est lourd de conséquences. Tous n’ont pas pu réintégrer leur travail. Beaucoup ont perdu leur logement, leur place en foyer… Beaucoup de grévistes ont gagné leur régularisation. Les travailleurs sans papiers ont gagné une visibilité en tant qu’acteurs et actrices politiques. En revanche pas encore grand-chose en termes de loi ou de critères : un texte du ministère de l’Immigration est sorti en juin 2010, mais il est impossible de dire à ce jour quelles en seront les applications sur le long terme.
ÀB ! : Quelles sont les réflexions qui ont été tirées à la suite de cette mobilisation inédite qui a réuni les syndicats, les sans-papiers et les associations ?
Lucie : Il y a des cultures organisationnelles différentes entre les groupes qui entrent parfois en contradiction. Les syndicats par exemple fonctionnent par représentation, ce sont uniquement les responsables syndicaux qui participent aux négociations. Mais dans certains secteurs, ce sont les sans-papiers qui ont organisé leur propre représentation, et certains demandent maintenant d’être intégrés lors des négociations. Les sans-papiers vivent aussi des réalités spécifiques qui ont un impact sur l’organisation politique. Par exemple ceux qui ont réussi à obtenir leur titre de séjour repartent voir leur famille restée au pays, qu’ils n’ont souvent pas vue depuis des années puisqu’ils ne pouvaient sortir du territoire. Ce qui fait que ceux et celles qui ont le plus d’expérience dans la lutte ne sont plus présents pendant plusieurs mois.
ÀB ! : En regardant la couverture du livre à paraître, on constate qu’il n’y a pas de femmes. Pourquoi ?
Lucie : Parce qu’il y a eu peu de femmes dans le mouvement ! Les piquets de grève étaient rarement mixtes, parce que le recrutement de beaucoup d’entreprises concernées n’est pas mixte. Les femmes étaient surtout des personnes qui travaillent chez des particuliers : des nourrices, des femmes de ménage… Elles ne pouvaient pas occuper le domicile de leur employeur. Elles ont donc soutenu la grève en participant à des manifestations et en mettant de l’argent dans la caisse de grève. En 2008, il y a eu des femmes grévistes dans le nettoyage, et la grève a permis de montrer que leurs conditions de travail et de rémunération étaient particulièrement difficiles. En 2009, des femmes ont aussi rejoint la grève, surtout les femmes asiatiques du milieu de la confection.
ÀB ! : Puis maintenant, on en est où ?
Lucie : La plupart des grévistes de 2009 ont repris le travail, après avoir obtenu des autorisations de séjour provisoires. Plusieurs centaines d’entre eux occupent depuis le 7 octobre la cité nationale de l’histoire de l’immigration. En tout, ils sont exactement 6 804 travailleurs sans papiers à être associés à cette action. Mais les autorisations valables durant trois mois seront-elles renouvelées ? Chaque préfecture continue à fixer ses propres conditions.
ÀB ! : Finalement, peux-tu nous parler du projet de livre ?
Lucie : C’est le fruit d’une enquête collective de deux ans basée sur des observations, des collectes d’archives, une centaine d’entretiens avec des grévistes, des militants syndicaux ou associatifs, des patrons et des représentants de l’État. Ce mouvement social nous a intéressés parce que c’était quelque chose de nouveau, qui puisait dans des traditions différentes pour les mettre à sa sauce. La grève, qui est un classique du mouvement ouvrier, s’associe ici à la revendication classique des luttes de sans-papiers : la régularisation.
ÀB ! : On a hâte de vous lire alors, et pour ceux et celles qui passent par Paris, n’oubliez pas d’aller soutenir les occupantes du Musée de l’immigration…
[1] Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jouvin et Lucie Tourette, On bosse ici, on reste ici, Paris, Éditions de la Découverte, 2011.
[2] Essone : département proche de Paris.
[3] CGT : Confédération Générale du Travail. Un des deux principaux syndicats français.