À l’ère de la mondialisation
La transformation de la production
La financiarisation de l’économie et la transnationalisation des processus de production forcent à repenser la forme de l’État et les relations entre classes sociales. Assiste-t-on nous à l’émergence d’une classe capitaliste transnationale, voire d’un « État capitaliste global », dont les États nationaux ne seraient qu’une courroie de transmission ? Est-il de nos jours encore pertinent de penser les classes dans une optique nationale ?
Comme nous le montre la récente crise financière, ce sont les États qui gèrent encore les crises du capital en l’absence d’une autorité supranationale ou d’un État global. Depuis au moins la fin du XIXe siècle, les États nationaux ont été l’unité de base de l’économie mondiale, jouant un rôle directeur dans l’organisation du capitalisme à l’intérieur de leur territorialité indépendante. Bien que les processus de production se soient transnationalisés durant le XXe siècle, les cadres nationaux et internationaux continuent aujour-d’hui d’être les lieux privilégiés par les classes dominantes pour solutionner les contradictions du capitalisme global.
La transnationalisation du procès de production
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la reconstruction de l’Europe et du Japon avait favorisé la poursuite d’un interventionnisme keynésien impliquant des politiques étatiques visant le plein-emploi, la stabilité des agrégats macro-économiques et un certain degré de contrôle des investissements. Sous la pression des luttes populaires, ce contexte de reconstruction marqué par le plein-emploi et d’abondants débouchés pour les investissements de capitaux a aidé à rendre possible la consolidation de systèmes nationaux de sécurité sociale.
Depuis le milieu des années 1960, l’économie internationale, qui était jusque-là caractérisée par la prédominance des échanges commerciaux de biens, a connu un mouvement de délocalisation industrielle sans précédent. Face à la compétition globale croissante, en particulier celle du Japon et de l’Allemagne, et dans le contexte d’une baisse marquée de l’accroissement de la productivité, les corporations ont cherché à diminuer les coûts de production en déplaçant les unités de production dans les régions où une main-d’œuvre bon marché pouvait être exploitée intensivement.
La mobilité du capital a favorisé de nouvelles stratégies d’investissement, entraînant des conséquences importantes pour la façon dont les classes dominantes s’ancrent dans l’espace politique de la modernité capitaliste. L’établissement par les « maisons-mères » de filiales en dehors des frontières nationales, la multiplication des fusions-acquisitions d’entreprises étrangères et l’organisation croissante des firmes en réseau font en sorte que bien des capitaux nationaux possèdent désormais des intérêts parallèles dans plusieurs pays à la fois [1].
Ces nouvelles stratégies d’investissement sont allées de pair avec de nouvelles méthodes d’organisation du travail. La production « juste-à-temps » du toyotisme a modifié de bien des façons le travail à la chaîne et les lignes de montage qui caractérisaient la production de masse du fordisme. De nombreuses firmes exigent désormais du travail qu’il soit « flexible » et que la production sache s’adapter à la moindre variation dans la demande de produits ou de services. Au-delà de ces innovations techniques, l’objectif poursuivi par cette réorganisation du travail demeure toutefois semblable à celui que recherchait le fordisme : intensifier le contrôle du capital sur le travail afin d’en extraire une plus grande valeur [2]
Les classes dominantes face à la compétition internationale
Dans quelle mesure le passage à une économie « postfordiste » s’accompagne-t-il de la formation d’une classe capitaliste transnationale qui subordonne l’État à des intérêts de classe globaux ? La mondialisation engendre-t-elle, comme l’affirment certains, la métamorphose des bourgeoisies nationales « en contingents locaux (nationaux) d’une bourgeoisie transnationale émergente [3] » ?
L’actuelle restructuration de la souveraineté étatique s’effectue d’une manière qui rend plus facile la pénétration du capital dans les espaces économiques nationaux. Il est néanmoins prématuré de parler d’effritement de la souveraineté moderne ou de la subordination des États nationaux à une classe d’affaires transnationale. Le rôle de l’État dans les dernières décennies a changé, mais la territorialité nationale qui a caractérisé la modernité capitaliste continue d’exister et de jouer un rôle fondamental dans l’organisation socio-spatiale de l’économie mondiale [4].
La territorialité nationale demeure notamment nécessaire à l’État pour maintenir la stabilité du système, la discipline du travail et un environnement d’affaires favorable aux investissements. Elle continue aussi d’avoir de grandes implications pour la lutte des travailleurs-ses, encore largement organisées sur une base nationale. L’intensification de la compétition au sein du capitalisme globalisé se fait durement ressentir alors que persiste la division internationale du travail et que la vaste majorité des travailleurs-ses de la Triade (Amérique du Nord, Europe et Japon) demeurent sédentaires. La plupart continuent à travailler leur vie entière dans une même localité, sinon dans une même région, et demeurent citoyens d’États nationaux sans être sujets du droit international.
L’intensification de la compétition internationale exerce également de fortes pressions sur les capitalistes, ainsi amenés à rechercher de nouvelles pratiques de coopération et d’intégration. En témoigne leur réunion au sein d’agences non officielles, telles la Commission Tripartite et la Conférence de Bilderberg, de même que la tenue des grands sommets entre chefs d’État et représentants non élus du monde des affaires, tels le G20 et le Forum économique mondial de Davos. Ces initiatives ne témoignent pas d’une identité d’intérêts entre les classes capitalistes ou de l’existence d’une classe capitaliste transnationale. Elles témoignent au contraire de la persistance de divisions profondes entre capitaux nationaux et reflètent les difficultés engendrées par la compétition internationale croissante, d’où ce besoin d’une plus grande coordination entre les capitaux nationaux et les cadres régulateurs globaux.
Les classes dominantes au Québec
Un coup d’œil sur les effets de la compétition internationale sur l’économie québécoise aide à saisir les disparités d’intérêts qui caractérisent les différents capitaux nationaux. Il n’y a, par exemple, aucun doute aujourd’hui que le déclin du secteur manufacturier québécois ne s’inversera pas à court ou moyen terme. On a cru pendant quelques années que la croissance du secteur des services et qu’une spécialisation dans le domaine des hautes technologies allaient permettre de compenser les pertes d’emplois dans le secteur manufacturier. Les délocalisations survenues dans la dernière décennie vers l’Inde, la Chine, l’Asie du Sud-Est, l’Europe de l’Est et le Mexique ont montré les limites de cette perspective.
Quelles seront, dans ce contexte, les stratégies d’accumulation et de territorialisation mises de l’avant par les classes dirigeantes québécoises dans un avenir rapproché ? Cette question ne pourra trouver une réponse que par l’analyse des pressions exercées sur les classes dominantes québécoises par la compétition internationale croissante et les nouvelles opportunités d’affaires qu’elles génèrent. Cette interrogation, il va sans dire, ne pourra manquer de s’intéresser aux nouveaux espaces de résistance. Comme en témoigne au Québec l’opposition populaire à l’extraction des gaz de schiste, ces espaces de résistance limitent les opportunités d’affaires – et d’exploitation – qui s’offrent aux classes dominantes. L’organisation politique des travailleurs-ses et des sans-emploi demeure aujourd’hui plus que jamais nécessaire !
[1] Hannes Lacher, Beyond Globalization, New York, Routledge, 2006, p. 155-160.
[2] Ellen Meiksins Wood, « Modernity, Postmodernity, or Capitalism ? », in Robert McChesney et al., Capitalism and the Information Age, New York, Monthly Review Press, 1998, p. 41-49.
[3] R. Burbach et William Robinson, « The Fin de Siècle Debate : Globalization as Epochal Shift », Science and Society, vol. 63, no. 1, 1999, p. 33.
[4] Hannes Lacher, op. cit., p. 161-164.