Ras-le-bol en Bolivie
par Roxana Paniagua, Frida Villarreal et Ana María Seifert
Rébellion populaire grandissante et renversement du gouvernement du président Sanchez de Lozada, la « guerre du gaz » montre les impasses du modèle néolibéral et le ras-le-bol des Boliviens.
Pour comprendre les enjeux concernant l’exportation du gaz naturel en Bolivie, on doit reculer aussi loin qu’en 1985, au moment où fut appliqué le programme d’ajustement structurel prôné par le FMI. Une des mesures de ce programme visait à aider la stabilisation monétaire du pays et touchait notamment l’entreprise d’hydrocarbures appartenant à l’État, Yacimientos Petrolíferos Bolivianos (YPFB). L’entreprise s’est vue imposer le transfert de 75 % à 85 % de ses revenus au Trésor de la Nation, ce qui a mené à son affaiblissement, au ralentissement de l’exploitation et de la production, ainsi qu’à la paralysie de la construction des réseaux de distribution de gaz à l’intérieur du pays. Ces mesures ont aggravé l’endettement de l’entreprise et ont servi de prétexte pour décrier la « mauvaise gestion » des entreprises étatiques. À partir de 1990, la privatisation ou « capitalisation » est avancée comme la solution à la crise : on annule le monopole de YPFB pour les différentes étapes du traitement des hydrocarbures. En 1996, la Loi sur les hydrocarbures permet, entre autres, la libéralisation totale du marché des hydrocarbures et établit une contribution fiscale très basse de la part des entreprises privées. Depuis lors, les entreprises pétrolières étrangères contrôlent la plupart des réserves pétrolières du pays. En effet, Petrobras (Brésil), Total (France et Belgique), Maxus (filiale de Repsol) et Repsol (Espagne) détiennent 80 % des réserves. Par ailleurs, Shell et Enron monopolisent le réseau de distribution. Depuis 1997, d’importantes réserves de gaz naturel ont été découvertes en Bolivie, elles sont estimées à 52 trillions de pieds cubes par la firme internationale Goldyer & Mac Naughton.
L’ouverture du marché des hydrocarbures a annulé de facto la possibilité d’intervention directe de l’État bolivien dans l’exploitation des hydrocarbures. De plus, l’octroi des contrats d’exploitation et de distribution de gaz a été très peu transparent et, ce, dès l’entrée en vigueur de la loi. Bien que l’État n’ait que peu ou pas de contrôle sur les réserves de gaz, il doit cependant en assumer la responsabilité financière lors des catastrophes écologiques et lors des conflits de travail au sein des entreprises étrangères.
Même si la population a été soumise à une intense campagne de manipulation de l’information, plusieurs mobilisations ont eu lieu depuis l’année 2000. La crise économique aidant, ces mouvements de contestation ont porté de grands coups aux gouvernements en place. Citons en guise d’exemples « la guerre de l’eau », où la population de Cochabamba a fait annuler le contrat avec la Bechtel Cie [1], et la lutte des retraités contre des restrictions qu’ils jugeaient injustes et, actuellement, le gaz.
Les dernières mobilisations ont en outre montré l’inefficacité du système actuel où la classe politique ne fait que défendre, à tort, les diktats du modèle économique néolibéral, amenant le pays à jouer le rôle d’éternel fournisseur de matières premières et de main-d’œuvre non qualifiée.
Pendant les derniers événements, c’est la population d’origine indienne qui a initié la mobilisation en partant des revendications sectorielles et de la vente du gaz. Les premiers morts (70) suite aux manifestations étaient surtout des Aymaras. Ce sont eux qui, en bloquant les routes menant à La Paz et El Alto ont gagné l’appui d’un mouvement grandissant qui a fini par paralyser le pays tout entier.
Enjeux politiques
La « guerre du gaz » montre que le peuple bolivien réclame le droit d’intervenir dans les affaires économiques et politiques du pays. D’autant plus que les gens savent que la seule richesse qui leur reste est précisément le gaz, cette ressource qui devrait être exportée en termes avantageux pour l’État. C’est là que se trouve la question clé de la révolte populaire. La démission du gouvernement de Sanchez de Lozada marque de manière tranchante son opposition à l’exclusion politique et économique tout comme une opposition farouche à l’arnaque organisée à laquelle se sont livrés les groupes proches du pouvoir. Le peuple bolivien s’oppose à la corruption et manifeste son refus de l’intervention des partis traditionnels qui, pendant les 18 années d’ouverture démocratique, ont dédié le meilleur de leur temps à se renvoyer l’ascenseur pour mieux s’incruster au pouvoir et en obtenir des redevances. La démocratie cosmétique néolibérale a servi de couverture, de masque pour mettre en œuvre des réformes (privatisation des entreprises de l’État) qui ont eu pour effet d’enlever au peuple bolivien tout pouvoir réel sur ses ressources et sur sa destinée. Depuis l’avènement de la « démocratie » (1982), la situation s’est détériorée pour la population fragile et déjà appauvrie du pays [2]. Les gouvernements qui se sont succédés au pouvoir sont les artisans d’un système permettant l’enrichissement rapide d’un groupe minoritaire de Boliviens [3] qui détiennent et se répartissent le pouvoir tantôt comme leaders absolus, tantôt comme membres d’alliances.
Cinq siècles d’oubli et de racisme systématique ne peuvent disparaître d’un simple coup de baguette, aussi « démocratique » soit-il. De ce fait, la démocratie bolivienne doit elle-même « se démocratiser », car elle n’a pas été en mesure d’intégrer véritablement à la vie politique de larges couches de la population. On parle de plus de 80 % des citoyens qui sont à la marge du système. La période démocratique a aidé les classes oligarchiques à s’accrocher à la structure du pouvoir et à continuer de tirer des bénéfices et redevances effarantes, sans aucune vergogne.
Le système démocratique a servi également à créer une pratique de négociations en coulisses entre partis pour se partager des ministères et différents postes de l’administration publique. En effet, dans le spectre politique bolivien, les partis qui se sont partagé ce pouvoir sans cesse sont : le Mouvement Révolutionnaire Nationaliste de Sanchez de Lozada ; le Mouvement de Gauche Révolutionnaire dirigé par Jaime Paz Zamora et l’Action démocratique Nationaliste de l’ex-dictateur décédé Hugo Banzer Suarez.
Lors des dernières élections, aucun de ces partis n’a obtenu la majorité des suffrages, ce qui les a forcés à construire une alliance MNR-MIR et NFR (Nouvelle Force Républicaine) pour former un gouvernement. L’opposition était principalement constituée par les Indiens, organisés dans deux partis : le Mouvement au Socialisme et le Mouvement Indien Pachakutic. Le Mouvement au Socialisme a obtenu, lors des dernières élections, 20 % des suffrages (pour 35 députés sur 157) faisant d’Evo Morales, son dirigeant, le deuxième candidat ayant obtenu le plus de suffrages. Evo Morales est un dirigeant indien des cultivateurs de coca dont la plupart sont des ex-mineurs émigrés de leurs localités. En effet, en 1985, suite à la fermeture et à la privatisation de mines dans le cadre des politiques d’ajustement structurel, ces mineurs se sont vu offrir des terres et sont devenus des agriculteurs.
Le Mouvement indien Pachakutic, dont le dirigeant est Felipe Quispe, dit le « Mallku » (notable), a réussi à faire élire cinq députés aymaras. Depuis les dernières élections de 2002, la « démocratie » bolivienne a changé dans la mesure où, pour la première fois, les Indiens élisaient leurs propres candidats. Ce faisant, ils pensaient changer le cours de la politique. Or, rien de tel n’est arrivé, car le Parlement n’a daigné considérer aucune des propositions présentées par les partis indiens On ne doit pas s’étonner si le Parlement a fait la sourde oreille à des projets tels que celui d’une loi touchant la « réduction des salaires des honorables ». Face à ce mépris parlementaire de la part des partis traditionnels, le Mallku a dit que les Indiens siégeant au Parlement n’étaient là que pour « chauffer leur siège ». Réduits à l’impuissance parlementaire, les Indiens ont eu vite fait de réchauffer les rues pour faire entendre leur demandes.
Aujourd’hui, après la démission de Sanchez de Lozada, la situation est pour le moins grave. Carlos Mesa a promis de résoudre la crise actuelle, mais en avançant cependant qu’il « serait faux de promettre aux Boliviens qu’il va abroger la Loi des hydrocarbures… ». Que peut-on espérer ? Est-ce qu’il va respecter la promesse faite aux citoyens de El Alto de mener à bien les réformes à la Constitution ? Rien n’est moins sûr !
Beaucoup de Boliviens demandent maintenant la convocation d’une Assemblée Constituante, perçue comme le seul moyen de court-circuiter la corruption politique actuelle. La solution de rechange bourgeoise, c’est-à-dire la solution institutionnelle de transition, est l’objet d’une surveillance étroite des grandes puissances. Le gouvernement actuel est confronté aux pressions étrangères qui lui demandent de respecter les engagements à l’égard des entreprises transnationales. L’Espagne a demandé officiellement que l’on donne une « garantie juridique » à ses investissements. Quant aux États-Unis, ils se sont empressés de demander des garanties pour leurs entreprises.
Les Boliviens vont-ils accepter que Carlos Mesa respecte les accords internationaux au détriment des nécessités de la majorité appauvrie ? Ce nouveau président doit relever un grand défi, car personne en Bolivie n’oublie qu’il est un intellectuel de la classe au pouvoir qui a gouverné avec Sanchez de Lozada.
Les organisations populaires surveillent elles aussi le processus enclenché par Mesa. La Centrale ouvrière bolivienne (COB), par exemple, a dit qu’elle appuie le président à condition qu’il respecte les demandes du mouvement syndical. Le Mouvement indien Pachakutic de Felipe Quispe a demandé au gouvernement de satisfaire les 72 revendications qui ont fait l’objet d’un accord avec les gouvernements précédents, mais qui n’ont pas été mises en application, et cela, depuis 2000. Parmi leurs principales revendications figurent celle qui touche la répartition des terres et la reconnaissance de la propriété du sous-sol, ainsi que l’accès des Indiens à la sécurité sociale.
Comme le dit Eduardo Galeano, la Bolivie est « un pays qui veut exister ». Plus que jamais, la forme que prendra cet État dépend de l’intégrité morale et de la volonté politique des organisations de base et des partis de l’opposition, car c’est à eux qu’échoit la lourde tâche de faire respecter « les mandats » donnés à ce gouvernement.
[1] Bechtel est le numéro un américain de la construction et de l’ingénierie. C’est cette même compagnie qui a obtenu le deuxième plus important marché dans la « reconstruction » en Irak (plus d’un milliard de $). Il est bon de rappeler que le p.-d.g. Riley Bechtel a été nommé membre du Conseil pour l’exportation, rattaché à la Maison-Blanche.
[2] Un tiers des Boliviens, soit 2 600 000 personnes, vit avec 200 $ US par année.
[3] En Bolivie, 5 000 familles riches ont des revenus 44 fois plus élevés que la moyenne de l’ensemble de la population. La fortune personnelle du président déchu Gonzalo Sanchez de Lozada est estimée à 50 millions de dollars US.