Chronique éducation
Justice et éducation
par Normand Baillargeon
Pressés de dire ce qui les motive à se battre, beaucoup de militantes et de militants répondront : l’injustice ; c’est elle qui nous paraît insupportable, elle qui nous fait bondir et combattre. En voici la forme peut-être la plus élémentaire : deux enfants affamés, une tarte à partager. Le premier la mange tout entière. Le deuxième, qui pleure ou hurle, vient de découvrir l’injustice.
Mais qu’entend-on exactement par justice ? Cette simple question conduit à des difficultés immenses et préoccupe des philosophes depuis l’Antiquité. Disons-le : personne n’a encore donné de réponse qui fasse l’unanimité. Mais ce sont des difficultés sérieuses et auxquelles il est bon de donner un peu de temps : cela permet de mieux comprendre ce qui nous fait bondir, de mieux définir contre quoi et surtout en faveur de quoi nous nous battons. Je veux ici évoquer très brièvement quelques réflexions contemporaines sur la justice et montrer ce qu’elles suggèrent pour l’éducation.
La question généralement posée est celle de la justice distributive, c’est-à-dire comment distribuer de manière juste des biens de toute nature – dans le cas présent, l’éducation. Notons déjà que c’est un bien très particulier. En effet, en ce qu’il a de peut-être plus crucial, ce bien est en quelque sorte infini et sa distribution, de ce point de vue, ne pose pas de problème ! Je m’explique. Si je possède un vélo, et que je vous le donne, je ne le possède plus. On dira que ce bien n’est pas « compossible » : on ne peut pas le posséder entièrement à plusieurs. Mais prenons le genre de biens dont l’éducation s’occupe, par exemple, la connaissance des lois de Newton. Si je vous la transmets, je l’ai encore ! Ce bien-là est compossible. Mais il reste bien sûr vrai qu’en pratique, la distribution de ces biens suppose des ressources qui sont rares et finies : les enseignants, les locaux et ainsi de suite. Quel critère garantirait que leur distribution soit juste ?
Première réponse possible : à parts égales. Reprenons notre tarte et imaginons devoir la partager entre dix personnes. On coupera dix parts égales et on en donnera une à chacun. Mais on voit vite que cela ne va pas. Le bébé qui n’en mange pas aurait le même morceau que l’enfant qui n’en mange guère, que l’adulte qui en mange beaucoup ou que l’athlète qui en mange encore plus ? En éducation, on ne pourrait alors satisfaire les besoins particuliers et chers de tel ou tel élève – troubles d’apprentissages et ainsi de suite. On finit donc par se dire que c’est à des égaux selon certains critères qu’il faut donner également pour que le partage soit juste. Quels sont les critères alors ?
Depuis deux siècles environ, d’influents penseurs appelés utilitaristes pensent avoir trouvé la réponse. La voici : la distribution doit avoir pour conséquence de maximiser le bien-être collectif, lequel est la somme des bien-être individuels, celui de chacun valant autant que celui de n’importe quel autre ; ils ajoutent aussi un principe important : plus quelqu’un accumule de biens, plus le bien-être qu’il en retire diminue. En clair : le premier morceau de tarte fait un bien immense ; le dixième laisse indifférent ; le millième rend malade, mais comblerait de joie celui qui a faim. En y réfléchissant, on verra que la distribution à laquelle on arrive ici ne sera plus strictement égale comme tout à l’heure. Mais sera-t-elle juste ? Parmi bien d’autres choses, l’accent mis sur les seules conséquences fait la faiblesse de cette théorie. Supposons par exemple que dans notre société, le bien-être collectif est maximisé par la formation d’un grand nombre de scientifiques ; que ceux-ci coûtent cher à éduquer et proviennent surtout des bonnes écoles des quartiers riches ; alors il est juste selon l’utilitarisme de peu investir dans les écoles des quartiers pauvres.
Essayons autre chose. Tous les enfants connaissent la brillante solution au problème de partager une tarte entre deux personnes et qui donne toujours un résultat jugé juste par les deux partis. La voici : le premier enfant coupe la tarte en deux morceaux, mais c’est le deuxième qui choisit d’abord celui qu’il veut !
Pourrait-on imaginer des règles s’appliquant à tout ensemble N de personnes et ayant les mêmes vertus pour tout partage ? Si oui, le problème de la justice serait résolu ! C’est un peu ce qu’a cherché à accomplir John Rawls, l’auteur le plus influent du XXe siècle sur toutes ces questions. Rawls nous propose un jeu : imaginez que vous devez, vous et X autres personnes, choisir des règles de partage des biens qui prévaudront dans votre société mais sans savoir de quoi elle sera faite par ailleurs, sans savoir non plus qui vous y serez (un homme, une femme, un blanc, un noir, etc.) ni la place que vous y occuperez : serez-vous riche, pauvre, président, ouvrier, etc ?). Rawls pense que vous aboutirez aux règles suivantes : 1. D’abord et avant tout, que chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de bases égales pour tous, compatible avec un même système pour tous. Puis : 2 . Que les inégalités sociales et économiques doivent être telles qu’elles soient : a. au plus grand bénéfice des plus désavantagés (principe de différence) et b. le principe d’une juste égalité des chances a été respecté.
Les implications pour l’éducation sont nombreuses et elles sont débattues. Mais au minimum, cela implique que des inégalités ne seront tolérables que si elles sont au plus grand bénéfice des plus démunis et encore que là où les talents, les capacités et le désir de les utiliser seront égaux, et que les mêmes perspectives de succès devront exister. Mais ici encore, des tas d’inégalités finissent par être considérées justes, et Rawls ne permet probablement pas (la question est disputée) de justifier la correction d’inégalités de départ.
D’autres pensent qu’il convient plutôt de s’intéresser d’abord à la production de la tarte, à son origine plutôt qu’à sa distribution. Ici la question des droits de propriété est antérieure à celle de la justice, et la fonde. C’est en gros la position libertarienne. Paul produit dix tartes. Si elles ont été produites selon des moyens justes, elles lui appartiennent, cette propriété est elle-même juste et il serait injuste de lui prendre quoi que ce soit, fut-ce par l’impôt qui est ici dénoncé comme un vol. Il revient à Paul et à lui seul de décider de manger ses tartes, de les donner ou même, si ça lui plaît, de les laisser pourrir. Pour l’éducation, cela aboutit à demander qu’on puisse choisir ce qu’on peut se payer sur un libre marché de l’éducation. Des bons d’éducation, donc, ce que propose l’ADQ au Québec avec, en bout de piste, la totale privatisation de l’éducation. Ce qui causerait peut-être des inégalités immenses, mais qui ne seraient pas considérées injustes. Je vous laisse le soin de critiquer ce point de vue.
Bien d’autres critères ont été avancés au sujet de la distribution juste de l’éducation. L’excellence, d’abord, dont certains pensent qu’elle devrait avoir priorité sur l’égalité avec laquelle elle serait ultimement incompatible. Le mérite, encore, (du talent, en particulier) qui devrait être repéré le plus vite possible et favorisé de telle sorte que les inégalités de circonstance ne l’empêchent pas de se développer – on met en place pour cela des structures comme des systèmes de bourses). La réparation, enfin, qui veut compenser les inégalités de départ héritées mais jugées injustes – c’est justement ce dont s’inspirent les programmes de discrimination positive.
Je n’ai malheureusement pu ici qu’effleurer ces difficiles et passionnantes questions. Mais dans un monde où l’accès à l’éducation a un tel impact sur la qualité de la vie de chacun et de tous, une réflexion de gauche satisfaisante sur la justice en éducation est urgente. Bien des questions doivent être posées : la justice dans la distribution de la quantité et la qualité de ressources éducatives ; la justice devant l’éducation ; la justice dans les institutions éducatives ; la justice par l’éducation ; mille autres encore.
Une chose au moins me paraît claire : une société saine peut probablement être définie comme celle qui maximise les biens compossibles…