Le commerce de l’eau
par Martine Ouellet
Le Québec est l’un des pays possédant les plus grandes réserves d’eau douce per capita. Rares sont les pays aussi bien pourvus en eau. Plusieurs souffrent même d’une grave pénurie. En Afrique, le manque d’eau potable va jusqu’à remettre en question la survie des populations. Plus près de nous, les États-Unis cherchent à s’approvisionner en eau pour soutenir leur agriculture. Plusieurs observateurs de la scène internationale croient que l’eau deviendra un enjeu mondial majeur qui, dans certains cas, pourrait même donner lieu à des conflits armés.
Une ressource économique
L’industrie de l’eau embouteillée est en croissance fulgurante. En novembre 1995, 42 milliards de litres ont été consommés dans le monde, pour une valeur de 14 milliards de dollars US. La production québécoise, avec ses 327 millions de litres embouteillés, représente environ 0,7 % du marché. Une croissance rapide est donc prévisible pour le Québec, où l’eau embouteillée est une industrie d’exportation. Le paysage québécois est dominé par deux multinationales : Danone, la française propriétaire de Labrador, Naya, Patrimoine des eaux du Québec et Parmalat, et l’italienne propriétaire de Eau vive Harricana, maintenant propriété de Nestlé (Suisse).
L’embouteillage est principalement une industrie de l’eau de source donc provenant de nappes souterraines. Pour l’instant, l’eau est pompée gratuitement sans aucun retour à la population. La compagnie d’embouteillage n’a qu’à présenter une étude d’impact réalisée à 1 km de la source de captage alors qu’on sait que les impacts peuvent se faire sentir jusqu’à 10 km de cette source. Aucun contrôle n’est exercé quant à la quantité d’eau réellement pompée.
Il est urgent que le Québec recense ses principales nappes phréatiques afin d’en connaître l’emplacement exact, le volume, la qualité de l’eau ainsi que les débits entrant et sortant. On ne peut gérer correctement une ressource sans information quantifiée. L’ancien gouvernement l’avait promis avant les élections de 2003, mais le nouveau gouvernement est resté plutôt silencieux sur cette question.
De plus, un contrôle doit être exercé pour tous les grands utilisateurs d’eau souterraine, que ce soit les compagnies d’embouteillage, les agriculteurs ou des industries. Il est important de s’assurer qu’il n’est pas pompé plus d’eau que le taux de remplissage de la nappe phréatique si nous voulons assurer sa pérennité.
Finalement, nous devrions réfléchir comme société au fait qu’une de nos plus importantes richesses naturelles sorte du Québec sans aucun retour à la population.
Arrêter l’hémorragie
Afin de s’assurer que la collectivité profite elle aussi de l’exploitation de l’eau, deux grands moyens peuvent être appliqués : les redevances ou la déprivatisation du commerce de l’eau. Le BAPE, dans son rapport sur l’eau en 2000, propose le premier moyen, soit une redevance pour toute utilisation autre que domestique ou d’agriculture familiale qui s’appliquerait à tous les utilisateurs : les agriculteurs industriels, les industries de production ou de transformation et les embouteilleurs d’eau. Elle viendrait donc affecter les coûts de production de la plupart des industries québécoises. Le débat public est ouvert et cette mesure doit être étudiée attentivement. La proposition de la déprivatisation du commerce de l’eau est une autre façon de faire profiter la collectivité de la valeur de la ressource. Et cette approche touche à un seul secteur d’activité particulièrement lucratif – il suffit de comparer le prix d’un litre d’eau au super marché avec celui d’un litre d’essence !
Au Québec, « l’eau-de-vie » est sous la juridiction d’une société d’État : la Société des alcools du Québec. L’eau turbinée est sous la juridiction d’une autre société d’État, Hydro-Québec. Pourquoi ne pas se doter d’une société d’État pour la vente de l’eau douce, alors que cette dernière est encore plus essentielle à la vie et que ses retombées économiques pourraient devenir encore plus importantes ?
Actuellement, c’est l’entreprise privée qui fait le commerce de l’eau embouteillée, ici et ailleurs dans le monde. L’entreprise publique pourrait le faire tout en conjuguant objectifs de rentabilité, objectifs d’équité sociale et objectifs de protection de l’environnement, mais elle se concentre seulement sur le premier de ces objectifs. Mais, dans le cas d’une ressource essentielle à la vie comme l’eau, la société doit exiger et obtenir que ces trois objectifs soient conciliés et que les nécessaires arbitrages, même s’ils sont souvent fort délicats, soient faits correctement.
La déprivatisation
La déprivatisation du commerce de l’eau assurerait que les profits de cette activité reviennent à l’ensemble de la population et non pas à quelques groupes ou individus. La déprivatisation permettrait aussi une plus grande transparence : l’entreprise publique doit rendre compte à la population. Finalement la déprivatisation permettrait que les décisions relatives au commerce d’eau embouteillée, d’eau en vrac, d’exploitation intensive ou non de nappes phréatiques ou de prélèvements importants d’eau relèvent d’une autorité publique redevable à la population.
La déprivatisation du commerce de l’eau ne fermerait pas la porte aux sociétés privées. L’État pourrait s’associer à des partenaires pour développer des industries de transformation connexes, par exemple pour le transport, pour la fabrication des bouteilles ou encore pour l’embouteillage.
Les profits associés au commerce de l’eau semblent très importants. Le chiffre exact n’est pas connu : les compagnies qui exploitent l’eau étant privées, l’information n’est pas facilement accessible. Mais considérons l’analogie suivante avec le commerce du pétrole. Un litre d’eau vendu à l’épicerie revient parfois aussi cher qu’un litre d’essence à la pompe. Or, le pétrole est extrait du sous-sol à grand frais ; une royauté est versée au pays producteur, qui généralement ne laissent pas sortir l’or noir gratuitement ; puis, il faut le transporter sur de longues distances et le raffiner, l’essence est distribuée dans différents points de vente et, enfin, les pétrolières engagent des dépenses de publicité et de promotion et versent des taxes élevées. Et pourtant, les pétrolières font d’importants profits.
Les embouteilleurs d’eau pompent gratuitement l’eau de nos nappes phréatiques et n’ont à encourir aucune transformation onéreuse. Il leur suffit de mettre l’eau en bouteille. Imaginons le profit faramineux obtenu lorsque le litre d’eau se vend au même prix que le litre d’essence !
L’eau est une richesse naturelle dont les retombées doivent revenir à l’ensemble de la collectivité, une ressource vitale qui appartient au peuple et c’est à lui de décider des modalités de son exploitation. La déprivatisation du commerce de l’eau favoriserait non seulement le partage de cette richesse, mais aussi la protection de la ressource.