Dossier : L’eau, c’est politique

La guerre de l’eau en Bolivie

par Christian Brouillard

Christian Brouillard

La « guerre du gaz » en Bolivie qui s’est terminée (provisoirement ?) en octobre dernier avec la démission du président Gonzalo Sanchez de Lozada, ne constitue pas un événement isolé dans l’histoire bolivienne. Elle s’inscrit en continuité avec une série de luttes importantes menées par le mouvement populaire et autochtone en Bolivie contre les politiques néolibérales instaurées en 1985 et contre le pillage des ressources naturelles du pays. À ce titre, la guerre de l’eau qui s’est déroulée en 1999-2000 a marqué un saut qualitatif important dans la résistance en Bolivie contre la privatisation des biens communs.

Depuis 1990, des organisations populaires et autochtones de la région de Cochabamba, troisième grande ville du pays, menaient une lutte contre la privatisation rampante de leur système d’approvisionnement d’eau, privatisation qui allait à l’encontre non seulement des conventions internationales mais aussi des coutumes et modes de vie traditionnels autochtones. En juin 1999, la Banque mondiale publiait un rapport sur la question de l’eau à Cochabamba, dans lequel elle recommandait la privatisation complète du système.

Cette recommandation devint une réalité [1] au moment où le parlement bolivien adoptait une loi, en octobre 1999, qui éliminait toute garantie d’approvisionnement public en eau dans les zones rurales, interdisait le contrôle communautaire sur l’eau et concédait, dans certains secteurs dont Cochabamba, l’approvisionnement exclusif à des entreprises privées. L’État bolivien avait déjà signé un contrat, en septembre 99, avec un consortium multinational, Aguas del Tunari, filiale de la compagnie International Water Limited, elle-même propriété de la transnationale californienne Bechtel, pour lui céder le système d’eau de Cochabamba. Immédiatement après la promulgation de la loi 2029, le consortium imposa des hausses de frais de service allant de 35 à 400 % aux habitants de la ville pour payer un système qui, par ailleurs, s’était grandement détérioré. Alors que les quartiers riches bénéficiaient d’un service 24 heures sur 24, les quartiers pauvres étaient limités à un service deux fois par jour ou deux fois par semaine ou même carrément inexistant.

Face à cette attaque, les organisations populaires et autochtones mirent sur pied une coalition, la Coordinadora por la defensa de la vida y el agua (la coalition pour la défense de la vie et de l’eau) qui initia une grève générale de 4 jours en janvier 2000. Pour tenter de désamorcer un mouvement qui s’annonçait « explosif », le gouvernement bolivien louvoya et entama des discussions avec les organisations populaires. Il apparut vite qu’il s’agissait d’une manœuvre dilatoire et la coalition appela à de nouvelles mobilisations pour le 4 février. Déclarées illégales par l’État, ces mobilisations réunirent dans les rues plus de 30 000 personnes qui, durant deux jours, affrontèrent les forces de police. Ce soulèvement à Cochabamba obligea le gouvernement à faire, de nouveau, des promesses : baisse des prix de l’eau et révision du contrat avec les compagnies d’eau. Pour la coalition, ces concessions étaient jugées comme bien insuffisantes, les manifestants ayant clairement exprimés leur volonté d’expulser totalement le consortium Aguas del Tunari et d’annuler les privatisations. Un nouvel affrontement était alors inévitable. Il eut lieu le 4 avril 2000, une véritable guerre se déroulant dans les rues de Cochabamba durant plusieurs jours, laissant 7 morts et 88 blessés chez les manifestants. Malgré l’imposition de l’état de siège par le gouvernement, les protestations et les actions de solidarité se multiplièrent à travers tout le pays. Incapable de réprimer un mouvement aussi imposant, l’État bolivien dut composer et, le 10 avril, un règlement fut signé : l’eau retournait au secteur public et des amendements à la loi pourraient être introduits en vue de reconnaître le contrôle communautaire sur l’approvisionnement. Le consortium, pour sa part, avait déjà quitté le pays. Le mouvement avait triomphé, victoire qui a eu des conséquences à long terme comme on a pu le voir avec la guerre du gaz en septembre 2003.

La conclusion qu’on peut alors tirer de ces 4 mois de mobilisations populaires, c’est que les transnationales ne sont pas invincibles et que la privatisation du monde n’est pas une donnée inéluctable. Un autre monde est, effectivement, possible.


[1Notons que la Banque Mondiale n’a pas seulement « recommandé » la privatisation du système d’eau de Cochabamba, elle a également menacé l’État bolivien d’annuler une aide de 600 millions $ s’il ne procédait pas à cette privatisation.

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