Dossier : Épiceries. Faim de justice
Le choix des présidents
Sous les néons des épiceries bannières
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Les grandes surfaces d’alimentation ne vendent pas que des produits : elles structurent l’accès à la nourriture, définissant ce qui est accessible, à quel prix et pour qui. Derrière leurs néons, un système organise les différences sociales, créant des épiceries à plusieurs vitesses où chaque panier raconte une histoire d’inégalités.
Le commerce de détail alimentaire canadien est marqué par un manque criant de concurrence. Derrière la panoplie d’enseignes se cachent en réalité trois grandes chaînes : Loblaw, Metro et Sobeys. En ajoutant Walmart et Costco, cinq géants se partagent près de 80 % du marché. Cet oligopole entretient l’illusion du choix : des commerces différents, mais qui remplissent les mêmes poches. Super C, Adonis, Marché Richelieu et Première Moisson appartiennent à Metro ; IGA, les Marchés Tradition et Kim Phat sont détenus (majoritairement ou en totalité) par Sobeys ; Provigo, Maxi et le Supermarché T&T sont affiliés à ou détenus par Loblaws. Les différences de façade masquent une réalité uniforme : les prix, les produits ainsi que les marges sont décidés par les mêmes directions et leur pouvoir s’étend bien au-delà des tablettes. Ces entreprises possèdent ou contrôlent aussi des pharmacies, des stations-service et les immeubles où elles s’installent, consolidant leur emprise sur le quotidien des Québécois·es.
Or, il n’en a pas toujours été ainsi. En 1986, au moment de l’adoption de la Loi sur la concurrence, le paysage alimentaire canadien comptait encore huit grandes chaînes indépendantes. Quarante ans plus tard, presque toutes ont été avalées. Le Canada ne compte d’ailleurs aucune véritable « épicerie à rabais » : le segment des commerces « à escompte » est intégré au même oligopole. Les rabais y sont calibrés ; la compétition est chorégraphiée. Au Québec, le choix est encore plus restreint : seuls Metro et Loblaw exploitent des enseignes dites « économiques », tandis que Sobeys brille par son absence. L’inflation alimentaire des dernières années a poussé les ménages à traquer les promotions, à remplir leurs paniers de marques maison et à fréquenter davantage ces « magasins à rabais ». Les grands détaillants se sont adaptés à cette nouvelle réalité : Loblaw a converti une soixantaine de Provigo en Maxi, tandis que Metro a multiplié les Super C. Or, cet essor des magasins « à escompte » est trompeur : sous prétexte de nous faire économiser, ils trouvent surtout le moyen de gagner plus.
Une chaîne d’approvisionnement verrouillée
Le contrôle des géants de l’alimentation ne s’arrête pas aux caisses : il s’étend tout au long de la chaîne d’approvisionnement. En effet, ils détiennent un pouvoir immense sur la distribution, dictant aux personnes qui produisent non seulement ce qu’elles peuvent vendre, mais aussi à quelles conditions. Ces dernières négocient souvent à armes inégales : retards de paiement, exigences de rabais et changements de conditions sans préavis.
Cette concentration a aussi un effet d’étouffement sur les épiceries indépendantes, de plus en plus rares. Les trois groupes d’achat ont transformé une industrie qui était jadis dominée par des épiceries de quartier indépendantes. Cette consolidation du marché rend périlleuse la survie des petits commerces, constamment menacés d’être rachetés ou marginalisés par les grandes chaînes. Beaucoup n’ont d’autre choix que de s’approvisionner directement auprès de leurs concurrents : faute d’entrepôts ou de volume suffisant, ils doivent acheter leurs produits à Loblaw ou Sobeys, qui dominent aussi le secteur de la vente en gros. Une absurdité économique qui les empêche de rivaliser sur les prix et les marges.
D’autres obstacles s’accumulent pour les commerces indépendants : l’accès à des emplacements commerciaux est limité, puisque la plupart des locaux adaptés sont déjà contrôlés par ces mêmes géants. Les bannières exigent aussi des frais de placement pour les produits sur leurs tablettes — une pratique inaccessible pour la plupart des petits commerces. Ces mécanismes verrouillent le marché : les géants dictent non seulement ce qui est vendu, mais aussi qui a le droit de vendre.
En aval de la chaîne, ces rapports de force se traduisent directement en magasin. Loin d’être neutre, l’expérience d’achat devient un marqueur social : les grandes bannières segmentent leurs clientèles comme on segmente un marché, calibrant l’ambiance, les produits et même la qualité selon le revenu et le quartier. Loblaw, Maxi et Provigo partagent les mêmes fournisseurs, les mêmes marques maison, parfois les mêmes produits — simplement disposés différemment et vendus à des prix distincts. La même logique s’applique entre Super C et Metro. Entre les différentes enseignes, les tablettes racontent ainsi une histoire de classes : des choix limités dans des allées éclairées au néon pour les ménages à faible revenu ; un éclairage tamisé et un prêt-à-manger invitant pour les personnes plus aisées. Ces écarts ne sont pas le fruit du hasard : ils sont le résultat d’une stratégie méticuleuse de segmentation. Les bannières adaptent leurs marges, leurs assortiments et même leur expérience visuelle à la clientèle qu’elles ciblent. Ce n’est pas seulement le pouvoir d’achat qui détermine l’épicerie où l’on va ; c’est l’épicerie elle-même qui vient dire à qui elle s’adresse.
D’une ville à l’autre, les écarts de dignité persistent, parfois même au sein d’une même bannière. Une bannière n’offre pas la même expérience dans un quartier populaire que dans un milieu plus aisé : qualité des produits, propreté, entretien, fraîcheur — tout varie subtilement selon l’environnement socioéconomique. Ces différences ne tiennent pas seulement aux clientèles, mais aux investissements consentis — ou non — par les sièges sociaux. La géographie urbaine devient ainsi le reflet du pouvoir économique : la qualité du panier et de l’expérience d’achat fluctue selon le code postal. Cette architecture silencieuse du marché alimentaire ne fait pas que refléter les inégalités : elle les entretient. Elle façonne des réalités alimentaires à plusieurs vitesses, où l’accès à la fraîcheur, à la diversité et à la dignité dépend du revenu. L’épicerie n’est plus seulement un lieu d’achat : elle devient le reflet du milieu qui l’abrite.
Une question de justice alimentaire
L’épicerie n’est pas seulement un lieu d’achat, mais un miroir de notre rapport à la nourriture et à celles et ceux qui y accèdent. Quand certaines personnes sont obligées de faire leur épicerie au Dollarama pour trouver des produits à bas prix, tandis que d’autres se procurent des aliments biologiques dans des épiceries spécialisées, c’est une violence ordinaire qui se manifeste : elle révèle les injustices structurelles qui traversent l’accès à l’alimentation.
La fragmentation du marché alimentaire est un enjeu politique : ce qui se retrouve sur les tablettes, ce qui est accessible et à quel prix, cela dépend d’un rapport de force où oligopoles et gouvernements pèsent lourd, tandis que les personnes qui produisent, qui travaillent dans les commerces et qui mangent disposent de bien peu de pouvoir. Ce rapport de force détermine la structure du marché et l’accès à la nourriture. Néanmoins, des alternatives existent : épiceries solidaires, coopératives alimentaires et épiceries publiques explorent des modèles qui redistribuent le pouvoir. Leur poids reste modeste face aux géants du marché, mais elles montrent qu’il est possible de repenser l’accès à l’alimentation comme un droit collectif. Pourtant, tant que le pouvoir restera concentré dans les mains de quelques « présidents [1] », l’alimentation demeurera une marchandise et les épiceries seront traversées par des injustices. Aux côtés des petits commerces de proximité, ces alternatives rappellent que reprendre la table, c’est refuser la résignation face à un oligopole qui contrôle le jeu et ses règles. C’est contester la logique d’exploitation qui détermine l’offre et façonne la demande en exigeant que l’accès à une alimentation adéquate, juste et durable soit garanti pour toustes.
[1] Au moment d’écrire ces lignes, tous les dirigeants des cinq principaux détaillants alimentaires au pays sont des hommes.





















































































































