Covid 19
« Contact tracing » et capitalisme de surveillance
En suspendant notre conception de la normalité, la pandémie actuelle ouvre la porte à toutes sortes d’opportunités politiques. Certaines sont enthousiasmantes dans une perspective de droits sociaux et de redistribution de la richesse ; hélas, plusieurs opportunités politiques sont aussi franchement inquiétantes. L’accroissement de la surveillance numérique en est une.
Les principales initiatives discutées ou implantées actuellement un peu partout dans le monde relèvent de la collecte de données laissées par les téléphones pour assister au contact tracing, cette indispensable technique de la santé publique qui cherche à cartographier la progression de la pandémie dans une région ou une société.
Commençons par mettre un peu d’ordre dans les différents projets. Dans une récente entrevue à Mediapart, le sociologue Antonio Casilli distinguait trois modèles. Le modèle chinois est sans surprise le plus intrusif : il s’agit de mesurer le degré de dangerosité sanitaire des individus sur la base de leurs déplacements, suivis par leur GPS. Comme on voit dans un reportage d’Arte, ces données GPS peuvent être conditionnelles à l’entrée dans plusieurs milieux de travail, commerces et espaces publics.
Ensuite, la solution sud-coréenne est de tracer les GPS des personnes testées positives, pour savoir dans quels lieux elles ont été. Ces données sont ensuite anonymisées et dévoilées au grand public. Selon certaines variantes, on pourrait utiliser la géolocalisation pour vérifier si des personnes confinées de manière obligatoire respectent les directives. Ces avenues sont ouvertement promues par des forces policières au Québec comme la Sûreté du Québec et le Service de police de la Ville de Québec de même que par une compagnie privée dirigée par un ancien agent du SCRS.
Enfin, le modèle de Singapour (et son application TraceTogether) ne mesure pas la localisation et les déplacements mais les contacts entre individus, à l’aide de la technologie Bluetooth. Ce modèle, sous diverses variantes, est celui qui s’attire actuellement le plus de faveurs : c’est cette technologie que Google et Apple tentent de développer dans une rare initiative de collaboration. C’est aussi ce qui est envisagé en France (projet d’application StopCovid), en Grande-Bretagne, en Australie et, comme nous l’avons appris récemment, au Québec et au Canada.
Derrière chaque crise, une opportunité
Ce n’est certainement pas la première fois qu’on instrumentalise nos craintes pour promouvoir un accroissement de la surveillance des populations. Le refrain est toujours sensiblement le même : « si nous avions une Total Information Awareness, un accès total à l’information, pensez à toutes les vies que nous pourrions sauver ! » Aux États-Unis, la « guerre à la drogue » a été le prétexte pour surveiller et perturber les activités politiques afro-américaines pendant des décennies. Il est également de notoriété publique que les attentats du 11 septembre 2001 ont ouvert une fenêtre d’opportunité pour des agences telles que la National Security Agency (États-Unis) et ses alliés des « Five Eyes » (Canada, Royaume-Uni, Australie et Nouvelle-Zélande). On se souviendra aussi qu’en 2012, le ministre canadien de la sécurité publique Vic Toews avait soutenu que les opposant.e.s à ses projet de surveillance numérique étaient du côté des pédophiles.
La menace actuelle se distingue cependant des précédentes à deux niveaux.
Premièrement, la pandémie que nous vivons apparaît comme une menace tangible, contrairement à d’autres épouvantails agités par les forces politiques conservatrices par le passé : nous vivons tous et toutes au quotidien l’ampleur de la crise sanitaire et les atroces conséquences humaines qu’elle entraîne. Les virages qu’amènera cette pandémie constituent une occasion sans précédent pour la faction sécuritaire de l’État d’accumuler davantage de données nous concernant. Le même fantasme qu’on nous raconte depuis au moins vingt ans peut cette fois apparaître moins dystopique et plus attirant. La total information awareness devient tout à coup plus séduisante. Dans un très bon article publié récemment sur BuzzFeed, on montre que même certains des opposant.e.s les plus acharné.e.s à la surveillance de masse commencent à douter.
Deuxièmement, l’opportunité ouverte par la pandémie apparaît alors que ce que Shoshana Zuboff appelle le capitalisme de surveillance bénéficie d’un pouvoir sans précédent et que les prophètes de la mal nommée intelligence artificielle, tels que Yoshua Bengio à Montréal, bénéficient de tribunes importantes et de l’oreille des gouvernements. Contrairement au bras droit de l’État, les acteurs et entreprises du secteur des technologies adoptent généralement un registre langagier plus « providentiel » que sécuritaire : leurs technologies vont nous simplifier la vie, nous rendre service gratuitement et du même coup, « sauver le monde ». C’est ce qu’Evgeny Morozov qualifie de solutionnisme technologique. Cette idéologie parfois aux limites du messianisme est bien ancrée dans le milieu des technos, et trouve dans la Covid 19 un terreau fertile pour augmenter son influence.
Des firmes privées aux ambitions politiques
Ainsi, pour la première fois une crise survient alors que des firmes privées vont rivaliser d’ambition avec les acteurs étatiques pour parvenir à saisir cette nouvelle opportunité. Il sera donc important de repérer si des partenariats public-privé se mettront en place, de même que de suivre attentivement le projet conjoint de Google et Apple, qui selon Antonio Casilli veulent prendre de vitesse les États. D’ailleurs, Google divulgait il y a quelques semaines des statistiques montrant dans quelle mesure les politiques de confinement étaient respectées dans plusieurs pays de la planète, en utilisant tout simplement les données de géolocalisation que produisent déjà les téléphones intelligents. Ne nous faisons pas d’illusions : la surveillance privée est déjà très bien implantée et la pandémie est perçue par les géants du numérique non seulement comme une occasion de l’augmenter, mais de la rendre socialement acceptable, voire souhaitable.
Les GAFA manifestent depuis longtemps des appétits pour les fonctions régaliennes de l’État : on n’a qu’à penser à la fonctionnalité Safety Check de Facebook, mise en place en 2014, qui permet aux usager.e.s de signaler qu’ils sont en sécurité après une catastrophe naturelle ou un attentat terroriste. Les géants du numérique travaillent depuis des années à superposer la technologie - mais surtout leurs monopoles – aux infrastructures de base de la société.
Ces démarches témoignent donc à la fois d’appétits économiques et d’ambitions politiques. Pour ne prendre qu’un exemple dans le domaine de la santé, pensons à l’intérêt que représentent ces masses de données accumulées par l’intermédiaire de nos téléphones et d’autres objets connectés pour les compagnies d’assurance. Plus on en connaît sur les déplacements, activités et rencontres des individus, plus on développe la capacité de mesurer le degré de risque que ces personnes représentent, voire même de les inciter par toutes sortes de mesures à adopter les comportements les plus « judicieux ». Certaines polices d’assurance monitorent la conduite automobile de ses clients en échange d’une réduction de prime ; aux États-Unis, porter un fitness tracker (moniteur d’activité physique) peut valoir des ristournes sur son assurance-santé. Si la crise sanitaire actuelle favorise la remontée des idées d’intervention de l’État dans l’économie et de la nécessité d’un filet social fort, il faut garder à l’esprit que la logique assurantielle sur laquelle s’est appuyée l’État providence peut très bien être mise en application par des entreprises privées, qui la réinterprètent dans leur propre intérêt.
Comment réagir à de telles poussées ? Je propose en conclusion quelques principes généraux permettant d’orienter notre réflexion au cours de la période trouble qui nous attend. J’espère pouvoir les développer davantage dans un prochain article, d’autant plus que tous les projets débattus actuellement ne s’équivalent pas sur le plan des dangers posés aux libertés civiles. Pour le moment, je me contenterai de nommer rapidement quelques pistes de réflexion : ne prenons pas pour acquis que de telles technologies sont véritablement efficaces, même pour mettre en place une éventuelle « société de contrôle » dystopique ; les institutions et organisations qui développaient déjà la surveillance des individus pour d’autres motifs ou intérêts ne devraient aucunement être impliquées dans l’implantation de ces dispositifs ; une période de crise comme celle-ci est le pire moment pour mener de tels débats, puisque nous sommes en état de choc ; finalement, il serait faux de soutenir que toute collecte de données est néfaste, au contraire ; mais les données dont nous avons besoin ne nécessitent souvent pas de technologies numériques (trois mots : tests de dépistage).
Bref, prenons le temps de réfléchir et de débattre en profondeur de ces enjeux.