Les 30 glorieuses et la révolution culturelle
Les transformations politiques, économiques et sociales engendrées par la Révolution tranquille ont été bien étudiées. Il n’en est pas de même de la révolution des mœurs et de la culture. Elle a si profondément subverti le Québec que n’importe quel Québécois qui s’était exilé à la fin des années 1950 ne le reconnaissait plus lorsqu’il y revenait une décennie plus tard.
Cette transformation radicale des mentalités affecte, avec une périodicité et une intensité variables, toutes les sociétés jouissant d’un État démocratique et d’une économie développée. Elle frappe plus durement les pays catholiques pour des raisons que je présenterai plus loin. Elle ne laisse cependant pas intact les sociétés protestantes, comme le révèle le mouvement hippie apparu aux États-Unis au début des années 1960, avant de se diffuser dans le reste du monde occidental.
En centrant l’analyse sur le cas du Québec, je développerai l’hypothèse suivante : les Trente Glorieuses (1945-1973) qui, pour la première fois dans l’histoire, permettent à une majorité de la population de se libérer de la pénurie, créent une classe moyenne de citoyens qui consomment goulûment, recherchent le plaisir et opposent leurs libertés individuelles à toute autorité qui voudrait les ramener à l’austérité, à l’obéissance et au contrôle étroit de leur sexualité.
L’étude des communautés religieuses m’apparaît la voie d’entrée privilégiée pour comprendre la Révolution culturelle des années 1960, car elles dominaient jusque là l’univers intellectuel du pays, en dominant les institutions d’éducation, de santé et de services sociaux. Ces communautés, si prolifiques au Québec, perdent de 1965 à 1972 près de 20% de leurs membres et voient péricliter les nouvelles adhésions, malgré Vatican II (1962-1965) qui assouplit les exigences des trois vœux religieux (obéissance, chasteté et pauvreté).
Des textes peu nombreux et de qualités diverses ont abordé la crise de ces institutions. Je retiens l’autobiographie émouvante de l’ex-religieuse Marcelle Brisson, Le roman vrai, la brillante analyse sociologique de Nicole Laurin-Frenette, Danielle Juteau et Lorraine Dufresne, À la recherche d’un monde oublié. Les communautés religieuses de femmes au Québec de 1900 à 1970 et, enfin, l’étude de Micheline D’Allaire, Vingt ans de crise chez les religieuses du Québec 1960-1980 qui, reposant sur de multiples témoignages, permet de comprendre le vécu de ces religieuses, qu’elles aient quitté ou non leurs communauté.
Les valeurs du passé
Les religieuses, comme les religieux d’ailleurs, proviennent majoritairement du milieu rural et de familles nombreuses. Jeune, chacun est placé devant trois options : fonder une famille ; devenir prêtre ou entrer dans une communauté religieuse ; rester célibataire. Ce dernier choix de vie révélerait une mentalité égoïste et était socialement déconsidéré. Ainsi, dans les années 1920, deux affiches étaient superposées sur des poteaux à Montréal : l’une annonçait une taxe de 20$ pour les propriétaires de chien ; l’autre, un même montant pour les célibataires…
En plus d’être fondé sur la foi dans le Christ, la vocation religieuse reposait, comme tout choix de vie, sur des motivations complexes, ambiguës et parfois obscures. Le prestige social attaché à la fonction est était une. Pour plusieurs, l’accès à des études et à un travail de collet blanc en éducation ou en santé en constituait un autre. De plus, la sécurité matérielle était assurée, jusqu’à leur mort, aux membres des communautés, ce dont très peu jouissaient hors de leurs enceintes. Enfin, l’idéal religieux reposait sur l’opposition dans l’au-delà entre le bonheur éternel dans le Ciel et le malheur tout aussi éternel dans l’enfer. Le monde d’ici-bas étant de toute façon une vallée de larmes, il fallait assumer celles-ci pour accéder au premier et éviter le second auquel étaient condamnés ceux qui se vautraient dans une vie de plaisirs.
Les religieux faisaient vœu d’obéissance, de chasteté et, pour la plupart d’entre eux, de pauvreté.
Chaque communauté était, comme l’Église, fortement hiérarchisée et chacun devait obéir inconditionnellement à l’autorité à laquelle il était subordonné. Micheline D’Allaire illustre abondamment ces pratiques autoritaires auxquelles les couventines devaient se soumettre totalement et humblement.
À l’image de la religion dont la figure autoritaire était représentée par le curé, la famille était régie par le père et l’école fonctionnait sous le joug de l’instituteur. Étant né en 1940, soit six ans avant la naissance des premiers « baby boomers », j’ai bien connu cette société prémoderne. Les décisions de mon père, qui n’était pas plus autoritaire qu’un autre, étaient indiscutables. Les décisions de l’instituteur ou du directeur d’école, aussi stupides fussent-elles, devaient être acceptées. Afin de ne pas donner le mauvais exemple, l’insubordonné devait être soumis, de gré ou de force. Jamais mes parents ne seraient intervenus auprès des autorités scolaires afin de me défendre. L’autorité, c’était l’autorité. Le poseur de questions et le récalcitrant devaient être rééduqués par des pénitences, y compris des punitions physiques.
L’Église était en possession tranquille de la Vérité. La curiosité intellectuelle était mal perçue. Pourquoi se questionner et risquer de se perdre dans le méandre des opinions ? Il y avait des clercs pour nous enseigner la bonne parole. Comme les pasteurs qui devaient protéger leur brebis, les curés devaient prémunir leurs paroissiens contre les porteurs de la mauvaise parole, dont évidemment les protestants. Tous les livres, qui promouvaient des valeurs et des doctrines différentes de celles du catholicisme, devaient être bannis. L’institution de l’INDEX avait précisément comme mission de défendre les ouailles contre les perversions idéologiques.
La chasteté était le deuxième vœu. Le christianisme se méfie des plaisirs liés à la sexualité, même dans le mariage et en vue de la procréation, contrairement aux deux autres religions monothéistes qui les apprécient. Cela remonte loin, aux fondateurs, à Saint-Paul et à Saint-Augustin. Le premier affirme que la chasteté est un mode de vie supérieur au mariage. Le second va plus loin : la concupiscence sexuelle est la pire des passions, car si les autres passions sont la manifestation d’une volonté viciée qui préfère les biens terrestres aux biens célestes, la passion sexuelle révèle l’incapacité de la volonté de commander à l’organe sexuel : on peut décider d’assouvir un désir sans que le sexe réponde à cette volonté, tandis qu’inversement le sexe peut se mettre en mouvement malgré le refus de la volonté.
En se consacrant à Dieu, les religieux renoncent, contrairement aux laïcs, à la sexualité. Refouler un désir si puissant n’est pas chose aisée. La flagellation pratiquée dans certaines communautés avait comme objectif de dompter ce corps trop récalcitrant. Le Christ n’était-il pas mort sur la croix pour nous sauver ? Ne fallait-il pas accepter la souffrance ici-bas pour atteindre le bonheur dans l’au-delà ? La coulpe, la confession publique de ses péchés, visait également à rabattre l’orgueil de chacun en lui apprenant l’humilité.
Même si les laïcs n’étaient pas condamnés à la chasteté, celle-ci demeurait un idéal. La masturbation était un péché. Dans les annuelles retraites religieuses de mes études à l’École Normale Jacques Cartier, le prédicateur nous décrivait les décrépitudes des désirs sexuels : « Pognerez-vous les seins de votre mère ? Vous devez vous comporter de la même manière avec vos amies qui deviendront la mère de vos enfants ! » La culpabilité associée au désir sexuel était si profondément ancrée que, même après être devenu athée, il m’a fallu des années pour apprendre à jouir sans arrière-pensées.
La pauvreté est le dernier vœu exigé dans la plupart des communautés. Le religieux et la religieuse n’avaient rien leur appartenant en propre, même si leur congrégation pouvait être très riche. Ceux qui avaient des revenus en travaillant à l’extérieur de la communauté devaient les lui remettre. Madame D’Allaire décrit très bien, encore une fois, cette vie où la consommation de la moindre chose dépendait de la bonne volonté de la supérieure immédiate.
Cette culture de la pauvreté affectait également les laïcs. Nous, Canadiens-français sommes des porteurs d’eau, nés pour un petit pain. Mais l’essentiel n’est-il pas le Ciel ? Bienheureux les pauvres, car les portes du Paradis leur seront plus accessibles à la fin de leurs jours. Les « Anglais » _ les Canadiens-anglais et les Étatsuniens _ sont des matérialistes ; nous leur sommes supérieurs, car nous accordons la priorité aux valeurs spirituelles.
Valoriser la pauvreté lorsque celle-ci est une fatalité se comprend. On fait avec ce qu’on a. Et si, en plus, on peut justifier cet état de fait par des explications religieuses, c’est mieux. Ce qui de prime abord apparaît comme source d’insatisfaction _ l’incapacité de satisfaire ses besoins et, encore plus, ses désirs_
se métamorphose en son contraire : le bonheur d’obéir à la volonté impénétrable de Dieu.
La désagrégation de la culture catholique
Les trente glorieuses, la progression du niveau de vie de la majorité de la population des pays démocratiques à économie développée, la création de la classe moyenne, changent tout cela. La plupart des pauvres des années 1930 accèdent à la consommation. Le chauffage central, la cuisinière, le réfrigérateur, la laveuse, la sécheuse et la télévision entrent dans les chaumières. Même ma mère, catholique jusqu’au bout de ses ongles, est heureuse d’atteindre cette prospérité. Elle est charitable, compatit avec les pauvres, tout en étant contente de ne plus en faire partie.
Certains affirment l’émergence d’une société de loisirs. Ce qui est faux : le travail ouvrier est de plus en plus intensif. Mais ce qui est également vrai : le travail n’est plus valorisé. Il est un moyen de satisfaire ses besoins, dont ceux des loisirs qui se complexifient et sortent des cadres étroits de la famille. Même les loisirs vécus en famille changent de nature. La télévision devient le centre d’attraction : les émissions télévisuelles pénètrent chaque foyer et y diffusent la culture des milieux branchés de Montréal.
Dans la société étatsunienne, nourrie par le calvinisme et les autres religions puritaines, la pauvreté n’était pas vertueuse : elle était plutôt le symptôme d’une vie déréglée. Comme le montre Max Weber, chaque chrétien doit participer à l’organisation providentielle et rationnelle de l’univers en travaillant sans relâche. Le résultat objectif de ce travail est le gain, mais le chrétien authentique ne succombera pas à la tentation de la chair, source d’oisiveté et gaspillage du temps productif : il n’accordera aucune importance à la jouissance des biens acquis. Toutefois, en devenant la nouvelle classe moyenne, la plupart des descendants de ces puritains oublièrent la rigueur morale de leurs ancêtres et s’attachèrent aux plaisirs offerts sur le marché.
Le mouvement hippie, qui se développe au début des années 1960, remet en question le culte du travail et de l’effort. La société est riche : pourquoi perdre sa vie en travaillant ? L’idéologie du « drop out » est mise de l’avant. En combinant drogues et « pop music », il faut se défaire des divers conditionnements des sociétés répressives. Ce mouvement, qui surgit au sein de l’empire culturel étatsunien, rejoint la jeunesse contestataire occidentale, dont celle du Québec grâce à la revue Mainmise.
La sexualité, réduite à la procréation, est battue en brèche. Peu de familles, y compris parmi les catholiques, se résignent à subordonner leur sexualité à la procréation. La pilule contraceptive vient compléter le condom : les femmes peuvent maintenant jouir comme les hommes, sans craindre l’enfantement non voulu, illégitime et condamnable. Les carcans chrétiens qui assujettissaient les puissants désirs sexuels sont érodés. Qui sait qu’à l’origine de Mai 1968 est le refus des autorités universitaires de Nanterre de permettre aux étudiants et étudiantes de partager leurs nuits dans les résidences qui leur sont allouées ? Ce refus est l’étincelle qui embrasera la jeunesse occidentale dans sa révolte contre la culture dominante structurée par des interdits.
Le statut n’est plus un gage de vérité, de justesse et d’authenticité. Le curé, le père et l’instituteur ne peuvent plus imposer leurs idées, leurs valeurs et leurs décisions. Le porteur d’autorité ne peut plus être autoritaire. Il ne peut plus utiliser la violence physique pour imposer sa volonté. L’autorité traditionnelle est saccagée. Désormais, deux libertés se rencontrent. Celui qui exerce la fonction d’autorité doit le reconnaître et s’adresser à la raison du subordonné. Il doit argumenter.
Un monde nouveau
Cette transformation radicale de la culture populaire ne fut pas le fruit d’une décision d’un parti, d’une organisation, d’une classe ou d’une instance quelconque. C’est pourquoi il est si difficile à comprendre et à analyser. La culture traditionnelle, engendrée par des siècles d’histoire, s’est effilochée sans intervention significative. La plupart des femmes et des hommes qui ont vécu la période des années 1960-1970 se sont insensiblement éloignés des comportements et des valeurs du passé, sans crise majeure.
Un monde fondé sur les contraintes, l’abnégation et la subordination de l’individu à la communauté disparaissait. Un autre s’affirmait fondé sur la liberté, la satisfaction des besoins et le plaisir.
Ce nouveau monde, favorable à un sain développement de l’individualité, conduit facilement à l’individualisme. Peut-on espérer que l’individu moderne comprenne que sa liberté est liée à celle des autres, qu’elle puisse davantage s’épanouir dans une société qui la partage également, que la solidarité entre nous soit sa meilleure protection et que nos besoins de consommation ne doivent pas détruire la planète qui nous nourrit ?
La liberté c’est l’angoisse dit Kierkegaard. Les temps modernes sont ceux de l’inquiétude et du désarroi. Mais, aujourd’hui comme hier, je résiste à l’esprit du temps. Je préfère conjuguer liberté à égalité, solidarité et respect de l’environnement.