La hantise du hijab chez Djemila Benhabib
Les employés de la fonction publique et parapublique devraient s’abstenir du port de signes religieux ostentatoires ; la loi doit être la même pour tous, indépendamment des croyances ou incroyances de chacun ; les accommodements raisonnables qui visent à satisfaire les positions fondamentalistes de chrétiens, musulmans ou juifs me semblent peu recommandables. Je partage donc ces positions avec Djemila Benhabib, y compris son jugement sur la recherche névrotique du consensus au Québec (Les soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident, p. 21-22). Alors d’où viennent mes réticences ?
Les fondements de l’islamisme politique
En de rares endroits, madame Benhabib semble comprendre le terreau sur lequel pousse l’islamisme : « Autrement dit, l’Occident veut-il vraiment gagner la bataille contre le terrorisme ? Et si oui, de quelle façon ? […] En continuant de soutenir l’une des pires théocraties au monde, en l’occurrence, l’Arabie saoudite ? Un État reconnu pour financer un réseau extraordinaire d’organisations islamistes d’un bout à l’autre de la planète, des organisations vouées au djihad depuis une soixantaine d’années ? Peut-on éradiquer le terrorisme en encourageant des dictatures et des régimes corrompus au Maghreb et au Moyen-Orient ? […] Peut-on envisager des solutions viables en fonçant tête baissée dans une ignoble guerre en Irak ? Peut-on prétendre à une justice internationale en laissant pourrir le conflit israélo-palestinien ? » (Les soldats d’Allah…, p. 13-14.)
À la place de Benhabib, je réponds non à ces questions. Remarquons que l’auteure, qui semble apprécier les États-Unis pour des raisons que j’ignore, fait silence sur le fait que cet État domine l’Occident et que son appui indéfectible à Israël alimente la propagande islamiste.
La condamnation des jeunes au chômage, dans des États maghrébins corrompus et soutenus par l’Occident, ne saurait justifier, dit Benhabib, la subversion islamiste (Ma vie à contre-coran, p. 170). Je suis d’accord. Mais comment combattre efficacement celle-ci en ne remettant pas en question les bases sociales, économiques et politiques sur lesquelles elle fleurit ? L’auteure ne répond pas à cette question.
Les Beurs et la société française
Benhabib voit bien que les Beurs, ces enfants d’émigrés maghrébins, se sont créé une identité qui n’est plus celle de leurs parents, ni celle de leur pays d’accueil. Soumis à la discrimination, ils deviennent des proies pour les intégristes musulmans : « J’avais rêvé d’une France généreuse et inclusive et je n’avais devant moi que désolation, désintégration et injustice […] Au fil des semaines, je découvrais la complexité des cités qui représentaient un monde en soi, où convergeaient crise identitaire, chômage, racisme, sexisme, paupérisation, violence, sur lesquels se greffait l’activisme des groupes islamistes radicaux. » (Ma vie…, p. 198-199.)
Cette situation n’est pas propre à la France. Cette discrimination des musulmans se retrouve dans la plupart des pays européens. Et elle s’est étendue aux États-Unis, au Canada et au Québec depuis l’attaque des djihads contre les tours du World Trade Center (11 septembre 2001). De plus en plus de gens fantasment que chez chaque musulman se dissimule un disciple de Ben Laden, tandis qu’un nombre grandissant de musulmanes ont malheureusement réagi à ces attaques contre leur culture en se voilant les cheveux.
Le Québec n’est pas à l’abri de cette discrimination systématique. Plus de 35 % des Québécois qui portent un nom arabe sont discriminés dans l’emploi, même s’ils ont étudié et ont une expérience de travail ici. Nous sommes en train de créer dans notre propre pays une situation sur laquelle pourra prospérer l’intégrisme musulman. Djemila Benhabib ne parle pas de cette discrimination et, donc, ne lutte pas contre elle. Toutes ses batailles sont centrées sur le port du voile par des musulmanes.
Fondamentalisme et intégrisme
Le fondamentalisme, qu’il soit chrétien, juif ou musulman, prône une lecture intégrale des textes sacrés et une soumission inconditionnelle à une tradition qui remonte à des temps immémoriaux. La théocratie, notamment dans sa version islamiste, défend la subordination de l’État à une religion, la seule vraie évidemment. Tout théocrate est fondamentaliste, mais l’inverse ne se produit pas nécessairement. Or, madame Benhabib confond ces deux positions.
Tarik Ramadan, qui est une vedette dans certains milieux musulmans du Québec, prône le port du hijab. Il est, comme le répète Djemila Benhabib, un « fondamentaliste charmeur ». Mais a-t-elle raison d’affirmer qu’il est également un partisan « camouflé » de l’application de la charia ? (Ma vie…, p. 78-79 et 94-95.) Je ne le pense pas.
Son affirmation repose sur les textes de l’islamiste politique Youssef al-Qaradawi, un ami de Ramadam (Les soldats d’Allah…, p. 186-188). Cette preuve a autant de valeur que celle qui m’attribuerait les positions que défend mon ami Normand Baillargeon dans ses écrits. Je fais davantage confiance à l’analyse des textes de Ramadan par Gregory Baum dans La pensée de Tarik Ramadan : il n’y trouve aucun paragraphe prônant la charia.
Benhabib est devenue l’envers de Ramadan, accordant une importance démesurée au port du hijab face aux autres manifestations culturelles et religieuses des Arabes musulmans. Elle critique férocement Françoise David et Amir Khadir qui minimiseraient le danger islamiste au Québec, tandis qu’elle endosse les propos de la militante athéiste Louise Mailloux, du populiste de droite Richard Martineau, d’André Drouin d’Hérouxville et de Christian Rioux, ce défenseur de la droite morale catholique au sein du Devoir. Même si je ne partage pas les vues de Khadir et de David sur le hijab, je juge que leurs actions et leurs écrits démontrent un attachement profond et soutenu à la défense de la liberté, de l’égalité, de la solidarité et de la justice sociale. Je ne retrouve rien de semblable chez les alliés de Djemila Benhabib.
Cette auteure ignore que la principale menace contre les libertés conquises par les femmes au Québec ne vient pas des islamistes politiques.
La menace de la droite morale chrétienne
La droite religieuse chrétienne exerce une influence déterminante sur le parti républicain aux États-Unis et sur le gouvernement Harper au Canada. Le Québec étant toujours parti du Canada et n’étant séparé de ceux-ci que par une frontière, les citoyens québécois et davantage les citoyennes ne peuvent ignorer cette menace aux libertés conquises depuis la Révolution tranquille. De plus, il ne faut pas méconnaître l’Église romaine qui défend des positions morales de droite et sous-estimer le pouvoir du cardinal Marc Ouellet qui a engendré des émules au Québec, dont Mgr Christian Lépine, nouvel archevêque de Montréal. Ce danger est parfaitement perçu par Éric Corneiller, un catholique convaincu (Le Devoir, le 30 et 31 mars, p. B 5). Elle est sans commune mesure avec celle des fondamentalistes et des islamistes québécois contre laquelle se limitent les vociférations de Drouin, Martineau et, malheureusement, Benhabib.
Celle-ci reconnaît que les musulmans libéraux représentent la très grande majorité des musulmans québécois (Les soldats d’Allah…, p. 257). Pourquoi se contente-t-elle de parler de cette infime minorité qu’elle cherche à associer à ce qu’il y a d’extrême dans la charia : lapidation de la femme adultère et amputation de la main du voleur ?
Dans Des femmes au printemps, Djemila Benhabib, à la suite d’une enquête de type journalistique, décrit avec une grande empathie ces hommes et ces femmes qui ont renversé, en Égypte et en Tunisie, des régimes corrompus pour se faire usurper le pouvoir par des islamistes « modérés » qui, en alliance avec les islamistes « enragés » (les salafistes), leur ont arraché le pouvoir, profitant du travail sous-terrain mené dans la société civile lorsqu’ils étaient interdits par l’État.
Madame Benhabib ne pourrait-elle pas entreprendre avec la même empathie une enquête parmi les milliers et milliers de musulmanes québécoises qui tentent de peine et de misère à concilier la culture moderne d’ici à leur culture d’origine ? Celle-ci ne se réduit pas heureusement à la culture religieuse, comme le révèle la sensualité « orientale » qu’elle décrit si bellement dans son enquête en Égypte et en Algérie. Elle pourrait alors lutter sur deux fronts : contre les préjugés anti-musulmans propagés depuis septembre 2011 et contre la discrimination qui ne peut profiter qu’à ses ennemis : les intégristes musulmans. Mais cette candidate péquiste, dont le gouvernement associe identité à laïcité, le veut-elle ?